25 cm de plaisir


C’est un format qui va et qui vient. Apparait, disparait – omniprésent dans les années 1960, aux abonnés presque absents lors de la décennie suivante, il a fait un retour en grâce si ce n’est en force au début des années 1980. Mais c’est au début des années 1990 qu’il vit l’un de ses âges d’or : de part et d’autre de la Manche et de l’Atlantique, un nombre assez dingue de groupes opte pour ce format qui séduit souvent et fascine toujours – parce qu’on le veuille ou non, en musique pop, l’objet est forcément au centre des ébats. Remis récemment au gout du jour par l’élégant label franco-anglais Violette Records – qui vient de réaliser le très beau Elp de Meaning of Tales – et alors que du côté de Clermont-Ferrand, le plus rock 6Tone Records ne sort ses vinyles que dans ce format-là, il était temps de proposer une sélection absolument subjective de onze disques qui ont su marier le fond et cette forme. Pour un plus grand plaisir.

SAFETY FIRST, My Beer, My Beer (Antimatière, 1997)

Niché à Strasbourg, le label Antimatière imaginé par le déjà activiste Renaud Sachet accueille le trio mixte Safety First alors qu’on vient à peine de passer le mitan des années 1990. Un garçon (à la batterie, comme les Breeders mais en fait non), deux filles au reste et donc beaucoup de possibilités à l’heure d’imaginer un “rock primitif et sensuel” illustré par quinze chansons qui résonnent comme des hymnes proto-punks et bruyants, chaotiques et chics, annoncés par des titres qui ressemblent à s’y méprendre à des slogans – au hasard, Kim Gordon Hearts The Who, Think Before You Think, Sex With Bobby Bux, Delphine Ate All The Melons… Une poignée de concerts passé sà la postérité plusieurs fût de bière laissés vides plus tard (et malgré un e résurrection épéhémère en 2003), le groupe a opté pour un hara-kiri à grands coups d’épingles à nourrice.

LE MANS, Saudade (Elefant Records, 1996)

Au milieu des années 1990, Le Mans – un nom français sous lequel se cachent trois gaçons et deux filles de San Sebastian – est un de groupes le plus cool de l’univers – cool comme les Beastie Boys. Ils écrivent dans la langue de Cervantés des chansons portées par les embruns et la mélancolie bleue qui accompagnent le quotidien de la Perle de l’Océan, comme en témoigne un troisième album aux tons doux amers – comme une bande originale fantasmée d’un Almodovar en noir et blanc – et réalisé en vinyle en double 25 cm. À écouter en boucle, en ressassant ses amours déchues et en sirotant un Dry Martini.

HERZFELD, The Sack (Duophonic, 1994)

 

Une fois consommée la fin de McCarthy, groupe à gauche toutes entre autres responsable d’une des plus belles chansons des années 1980 (Red Sleeping Beauty, pour celles et ceux qui n’ont pas suivi), Malcolm Eden (guitariste et parolier marxiste) s’installe à Paris et semble un moment abandonner toutes velléités musicales. Mais motivé par son ex-acolyte Tim Gane, dont le projet Stereolab a le vent en poupe au début des années 1990, il compose et enregistre avec des comparses français sous le nom d’un artiste allemand dont les collages antinazis sont passés à la postérité des chansons dominées par un piano, des claviers et des motifs répétitifs. Le propos comme toujours politique est alors parfaitement servi par une pop dadaïste, rigoriste et entêtante. Mais après un single et cet excellent 25 cm fort de huit titres, Eden met un terme à cette nouvelle aventure. 

ALEX GOPHER / ÉTIENNE DE CRÉCY, Super Disco / Liquidation Totale (Disques Solid, 1996)

Derrière cette petite entreprise, se cache surtout Étienne De Crécy, qui imagine le projet et fait appel à ses amis de Versailles – côtoyés à la fin des années 1980 dans les locaux de répète de la banlieue ouest, qui au sein de Louba (Mr Learn), qui au sein d’Orange (Alex Gopher, Air). Cofondateur du label Disques Solid avec Pierre-Michel Levallois, il offre sous divers pseudonymes (Mooloodjee, Minos Pour Main Basse, La Chatte Rouge, avec le regretté Zdar etc.) une house classieuse et ludique, gorgée de samples et de soul le temps d’un disque qui est l’une des pierres fondatrices de la french touch. Le Monde entier ne va pas tarder à devenir fou sur les pistes de danse. 

DOVES, Cedar EP (Casino, 1998)

Né sur les cendres de Sub Sub et de son studio de répétition parti en fumée, Doves, trois Mancuniens jusqu’au bout de leur écharpe aux couleurs de Manchester City, sont des enfants de la Haçienda, de Factory Records, des protégés de feu Rob Gretton. Pour résumer, des mélomanes compulsifs, qui ont multiplié les expériences soniques, auteurs d’un hit house équivalent de baiser de la mort avant de se réinventer en ambassadeurs d’un rock marqué par la northern soul, le psychédélisme et le classicisme de la pop. Sorti en catimini, ce Cedar Ep dévoile les atmosphères denses que le trio formé par Jimi Goodwin et les jumeaux Andy et Jez Williams développera lors des années suivantes avec un succès critique comme populaire de l’autre côté de la Manche. Parce qu’en France, comme nombre de groupes adulés par la RPM, Doves a à peine connu un succès d’estime – ce que l’on continue de trouver déplorable. 

GIRLS, Hellhole Ratrace (2009)

Il y a des artistes dont vous savez dès la première écoute, le premier coup d’œil, la première réponse à la question d’une interview qu’ils sont faits pour vous. Et dans cet ordre d’idée-là, Girls était taillé sur mesure. Sur la côte Ouest, deux Américains mènent une vie de bohème, entourés de filles et de garçons à la beauté dévastatrice, avouent une passion pour Felt (ah !) et réussissent à chambouler les certitudes géographiques en devenant le meilleur groupe anglais des années 2010. Un an après un l’hymne pop hédoniste Lust For Life et deux mois avant la sortie d’un premier album parfait baptisé… Album (et dont la pochette rendait hommage au Behaviour des Pet Shop Boys), Christopher Owens et le regretté Chet JR White offraient Hellhole Ratrace, une ballade empreint de romantisme désabusé pour mieux accompagner nos errances et insomnies nocturnes. 

SPRING, Out Of Time (Elefant Records, 1996)

Alors que la french touch est sur le point de devenir véritable phénomène internationale et que tous les artistes pop et rock courent après les remixes de leurs chansons, les Français de Spring jouent aux plus taquins. Signés sur le label espagnol Elefant Records et toujours fourrés de l’autre côté des Pyrénées, ce club des cinq mélomane décide de s’acoquiner avec un jeune homme de San Sebastian, Javi Pez, musicien, DJ et producteur, fan de soul, de hip-hop et d’electro. Ensemble, ils imaginent ce mini-LP qui parait en beau vinyle blanc : trois chansons naissent de samples proposés par l’Espagnol alors que ce dernier enrichit à grand renfort de beats et de groovebox trois compos originelles du quintette. Entre bossa moderne et soul de Philadelphie revisité indie (Chuck It Up et son emprunt XXL à Archie Bell & The Drells), Spring anticipe le Novelty Rock de Denim, jongle avec la mélancolie du groove et se fait remarquer par le label allemand Bungalow. Ce qui donnera naissance à d’autres folles aventures et une quasi-consécration britannique. 

STUDIO ELECTROPHONIQUE, Buxton Palace Hotel (Violette Records, 2019)

Un jeune type à la gueule d’ange se pointe avec nonchalance avec sous le bras des chansons dont on tombe amoureux en un claquement de doigt – à cause d’un changement d’accord, d’une note d’orgue haïku qui se pointe au détour d’un refrain, d’un mot comme murmuré du bout des lèvres. Tel un Lou Reed grandi du côté de Sheffield, ce jeune homme signe ici la bande originale d’une Angleterre un peu désuète, celle des filles élégantes et un peu timides, celle des cafés aux banquettes en skaï et des tables vissées au sol, celle d’un Martin Parr qui aurait privilégié les couleurs pastel, celle des cheminées de Mary Poppins, celle de son concitoyen Richard Hawley – fan déclaré de la première heure… Alors oui, Buxton Palace Hotel n’est pas tout à fait un disque comme les autres, mais bien un disque qui fait qu’une nuit peut durer toute la vie. 

STEREOLAB, Super 45 (Duophonic, 1991)

Il est le groupe qui a remis ce format au goût du jour dès l’orée des années 1990. Couple à la ville comme en studio et à la scène, celle que l’on prénomme alors Seaya (Sadier) et son compagnon Tim (Gane) posent en deux chansons obsédantes les bases de leur pop hypnotique et érudite, qui emprunte aux musiques répétitive et psychédélique, toujours inventive et sans œillère. Avec ses huit cents exemplaires distribuées en catimini – dont quelques-uns se frayent un passage jusqu’à la boutique parisienne New Rose, grâce à l’essentiel Daniel Dauxerre – et première référence de Duophonic – le label imaginé par ce groupe à géométrie souvent variable à ses débuts –, Super 45 porte plutôt très bien son titre.

TINDERSTICKS, Marbles (Tippy Toe, 1993)

Au même moment que Stereolab, dans la même ville de Londres, six hommes jouent la carte du DIY en créant leur propre label, Tippy Toe (un nom en hommage à l’un de leur maitre à penser, Lee Hazlewood) pour réaliser leurs chansons qui revêtent alors souvent les atours d’un spleen idéal. Après un premier 45 tours fascinant, le groupe mené par le chanteur et guitariste Stuart Staples, crooner désabusé qui travaille alors derrière le comptoir de Rough trade Portobello, offre le premier 25 cm d’une très longue série. Mélodie lancinante portée par un orgue obsédant, une guitare et un violon qui grincent, une rythmique comme hypnotique et cette voix d’une élégance grave, Marbles ne laisse aucune place au doute : Tindersticks va sans doute devenir l’un de ces groupes auquel on ne fera aucune infidélité. Trente ans (et des poussières) après, on sait qu’on ne s’était pas trompé. 

FELT, Felt (Virgin, 1984)

À jamais le premier. La mémoire joue quelques (45 ou 33) tours mais après avoir compris qu’on ne se remettrait jamais de l’intro de My Face Is On fire, de ses guitares ligne-claire et de cette voix si blanche, il est bien possible que ce soit le vrai premier disque de Felt qu’on se soit offert – parce que oui, on s’offre toujours un disque de Felt, on ne l’achète pas. Avec sa pochette qui semble tout droit sortir du Troisième Homme de Carol Reed, ce disque qui n’est jamais sorti qu’en vinyle dans ce format-là – sans que le leader ne soit consulté (vous imaginez l’ampleur des dégâts dans son petit cœur) – est une compilation (incomplète) des quatre premiers singles du groupe et dont chacune des faces s’ouvre par ce genre de chansons qui, à défaut d’avoir été populaires, répondent à la question : « Mais au fait, c’est quoi la pop ? »


Une réflexion sur « 25 cm de plaisir »

  1. Nous n’avions qu’à peu près 14 ans quand nous avons fondé McCarthy et au début, nous nous contentions de faire des reprises de nos groupes préférés, les Buzzcocks en particulier. En tant que chanteur (je suis devenu chanteur parce que les autres n’étaient pas très enthousiastes à l’idée d’assumer cette tâche), je pensais que c’était mon rôle d’écrire des paroles, mais je ne savais vraiment pas trop à quel sujet écrire.

    Quelques années plus tard, en tant qu’étudiant, j’ai commencé à m’intéresser à la politique en général et au marxisme en particulier, ce qui a tout naturellement commencé à transparaître dans notre musique. Mais j’ai su dès le départ que nos chansons ne devaient pas se centrer sur les slogans politiques. Il s’agissait de chansons et non de tracts revendicatifs après tout. C’est alors que l’idée de « ventriloquisme musical » m’est venue : il s’agissait d’incarner des individus dont je désapprouvais les idées dans le but de les discréditer de l’intérieur. La plupart des chansons de McCarthy et de Herzfeld reposent sur ce concept.

    Dans les meilleures chansons, nous avons aussi essayé de faire en sorte que la musique vienne compléter les paroles comme une sorte de commentaire. Ça ne nous semblait pas suffisant de juste assembler des paroles avec un peu de musique en espérant que cela donnerait quelque chose de bien. Nous voulions également que la musique joue un rôle actif. Bien sûr, les chansons ne sont pas toujours à la hauteur de ces ambitions, mais c’était ce à quoi nous aspirions. L’une des raisons qui ont fait que j’ai quitté McCarthy était que je ne nous voyais pas aller beaucoup plus loin dans cette direction, et je craignais de virer à l’autoplagiat.

    Herzfeld a été une brève tentative d’agir dans le même esprit. Les paroles et la musique étaient censées être intimement liées, cette dernière tantôt renforçant, tantôt contredisant les idées et les sentiments évoqués dans les paroles. Cette fois encore, je n’ai pas complètement réussi à atteindre le but, mais j’espérais que certaines chansons puissent constituer un pas dans la bonne direction.

    Puis vint le milieu des années 90. J’étais un peu plus âgé, je m’étais installé en France, j’avais un métier et une famille. La situation politique avait changé et toute notion de politique basée sur la classe sociale (que je trouve essentielle à la compréhension de la politique et de la société) avait disparu du débat public. Par-dessus tout, et c’est malheureux pour un chanteur pop, j’avais graduellement perdu tout intérêt pour la musique pop.

    Pour ces raisons entre autres, j’ai réalisé que le cœur n’y était plus. Après trois concerts, un single et un mini album, Herzfeld s’est séparé et ce fut la fin de ma vie dans le monde de la pop. Herzfeld, comme McCarthy, furent une expérience. Ça n’a pas toujours abouti mais je suis heureux que nous ayons essayé.

    Mes remerciements à Alexandre perseverance, qui réédite ce disque, à Martin Pike qui a sorti l’original, ainsi qu’à Marco, Vincent, John, Philippe, Kader et Stéphane, musiciens membres de Herzfeld.

    malcolm eden decembre 2011

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