Machines #5 : E-MU SP-1200, A Wop Boom Bap

Après le Mellotron, clavier mythique des années soixante, faisons un bond dans le temps en 1987 et évoquons l’un des meilleurs sampleurs jamais créés : l’E-MU SP-1200. Si ses caractéristiques (notamment la taille de mémoire) peuvent prêter à sourire en 2019, la machine a marqué durablement son époque et au-delà, devenant l’une des références incontestables du sampling. Convoquons ainsi l’esprit d’une machine culte du Hip-Hop Boom Bap, dont les séquences hantent de nombreux hits, y compris dans des registres moins attendus…

Qu’est-ce que le sampling ?
Fairlight CMI II

Le sampling – ou échantillonnage, en français plus convenable – est une technique de production musicale qui consiste à enregistrer un son et le reproduire par l’intermédiaire d’un clavier ou un séquenceur (1). Elle a plusieurs origines. Dans l’après guerre, la musique concrète développe l’usage des bandes magnétiques et des découpes dans celle-ci pour créer des boucles (2). Cette approche infuse en Europe dans le Krautrock de Can, Faust ou Neu!. Ailleurs, à la même époque que ces groupes de rock allemands, dans les quartiers populaires des grandes villes américaines et notamment New York, les disc-jockeys développent le cut, une technique consistant à jouer un passage rythmique de deux disques identiques à la suite (3). Coté instrument, si le Mellotron est un pionnier légitime de la chose, le premier véritable sampleur est probablement le Fairlight CMI en 1979, une création australienne haut de gamme et mythique (4) qui cependant ne résiste pas à l’arrivée des sociétés américaines et japonaises sur le secteur.

Sampleur: une bataille à distance entre Américains et Japonais

Quatre acteurs ont un rôle essentiel dans le sampling à partir du milieu des années 80 dans l’accessibilité des machines : Roland, Akai, E-MU et Ensoniq. Au Japon, Roland s’impose surtout dans les années 2000 avec la série SP-202, contestant quelque peu la suprématie d’Akai. Cette dernière est en effet probablement à l’origine de quelques-uns des plus beaux sampleurs jamais conçus. La marque démarre modestement avec le S612 en 1985, mais marque les esprits avec les successeurs de celui-ci (S900, S950, S1000) et la série MPC démarrée de la plus belle des  manière avec la MPC60 en 1988 (5).  Dans ce match , les Américains, réputés pour avoir un son plus dense, peuvent compter sur Ensoniq (Mirage, EPS, ASR-10 – un classique sous-estimé) et surtout E-MU véritable concurrent d’Akai dans la course au titre du meilleur sampleur.

Emulator II, machine de référence chez Depeche Mode et les Pet Shop Boys
E-MU
Dave Rossum

Rien ne destinait pourtant cette compagnie américaine à devenir créatrice des SP-12 et SP-1200, certaines des machines favorites du Hip Hop. Dave Rossum fonde la société E-MU à Santa Cruz en Californie en 1971 avec ses amis Steve Gabriel et Jim Ketcham. Dès leur débuts, le trio est très vite rejoint par un quatrième larron, Scott Wedge, afin de réaliser des éléments de synthétiseurs modulaires. Ils conçoivent également en parallèle de nombreux brevets autour des micro-processeurs. Il créent par exemple, en 1973, la technologie utilisée quelques années plus tard (1978) par Sequential Circuits sur le Prophet-5 pour gérer la polyphonie (6). À la fin des années 70, les contrats d’exclusivité cessent, et la société est dans une mauvaise situation financière. L’équipe jette ses forces dans un synthétiseur très puissant, avec 16 voix : l’Audity. L’instrument est un échec (7), mais va aider Dave Rossum et Scott Wedge à développer une nouvelle stratégie.

Scott Wedge

Présenté à l’AES (8) en 1980, les deux américains découvrent sur le salon deux machines qui changent radicalement l’existence d’E-MU: le Fairlight CMI et la Linn LM-1. Les deux instruments définissent deux nouvelles orientations pour la société californienne. Elle se lance ainsi sur le marché naissant du sampling et celui des boîtes à rythmes aux sons numérisés (9). E-MU dispose de nombreuses technologies qu’elle a développées, et pense ainsi pouvoir faire baisser les prix drastiquement. En 1981 , la compagnie sort ainsi son premier sampleur, l’Emulator. Deux ans plus tard, elle récidive avec sa première boîte à rythmes aux sons échantillonnés, la Drumulator. Les deux instruments deviennent des classiques de leur époque, et valident le choix de Rossum et Wedge. L’Emulator est utilisé par Stevie Wonder ou Joe Zawinul et surtout le second modèle (de 1984) devient un classique de la synth-pop britannique entre les mains de Depeche Mode et des Pet Shop Boys (10). La boîte à rythmes figure quant à elle dans de nombreux hits des années 80 que vous avez tous entendu: Shout de Tears for Fears, Somebody’s Watching Me de Rockwell ou encore I Can’t Wait de Nu Shooz. En 1986, E-MU sort un instrument hybride la SP-12, ancêtre direct de la SP-1200…

SP-12: l’original de la SP-1200
SP-12

La Sampling Percussion est à nouveau un coup de maître de la part d’ E-MU. La machine est à la croisée de l’Emulator et la Drumulator : elle fusionne les fonctions de sampling et de séquençage à la manière d’une boîte à rythmes, avec de surcroît des sons échantillonnés. Sur les premiers modèles sortis de l’usine, E-Mu mentionne d’ailleurs Drumulator II. Si la qualité du son n’est pas la plus aboutie à l’époque (11), la Sp-12 trouve très vite son public, en particulier dans le Hip Hop qui va en détourner son usage. Elle conserve l’approche minimaliste (pour baisser les coûts) de sa grande sœur. Les producteurs effacent alors la banque de sons fourni par E-MU et y affectent leurs propres breakbeats samplés depuis des disques qu’ils découpent en note unique (12). L’instrument prévu pour être une boîte à rythmes améliorée, devient ainsi la machine de prédilection pour sampler des musiciens rap, y compris pour construire des mélodies.  Elle se fraye un chemin dans quelques classiques de l’époque. Sur Rhymin’ & Stealin’ (produit par Rick Rubin) les Beastie Boys rappent sur un beat surpuissant piqué à John Bonham via la SP-12 (13). Daddy-O propulse Audio Two dans une autre dimension sur Top Billin’ (14)La SP-12 apparaît également sur les premiers singles d’Ultramagnetic MC’s (15), le premier album de Gang Starr (No More Mr. Nice Guy, 1989) et surtout les deux premiers albums de De La Soul produits par Prince Paul (16). Au delà de ces faits d’armes, beaucoup de producteurs se font la main (et apprennent la philosophie) avec la boîte à rythmes hybride d’E-MU avant de s’acheter en 1987 … la SP-1200 (17).

SP-1200: un classique instantané
SP-1200

La SP-1200 s’impose immédiatement dans le monde du Hip-Hop comme une machine de référence, grâce au bouche-à-oreille de quelques beatmakers qui en font leur instrument de prédilection. Cette génération formée sur les Drumulator et les SP-12 se saisit des nouvelles possibilités offertes par le sampler. E-MU a compris les attentes de son public, et tout simplement supprimé les sons échantillonnés de batterie pour vendre une machine vide. Les caractéristiques sur le papier sont correctes, mais pas nécessairement transcendantes : 12 bits à une fréquence inférieure à la SP-12 de 26.040 kHz (18), mémoire interne de 256 KB (19), un lecteur de disquette (la SP-12 n’en a pas), 8 sorties séparées (et 8 voix de polyphonie) mais un séquenceur complet, très intuitif et les fameuses puces de filtres de Solid State Music SSM2044 (20). La SP-1200 écrase cependant la concurrence en terme de philosophie, son approche façon boîte à rythmes (issue de la Drumulator puis SP-12) en font un outil fabuleux pour le Hip Hop (21) et les musiques rythmiques, comme la House. Ses limitations loin d’arrêter les producteurs vont au contraire décupler leur créativité et imposer le son SP-1200.

Le son (et le groove) de la SP-1200

Si certaines machines sont acclamées à leur sortie pour la clarté de leur son et sa transparence, la SP-1200 a elle toujours été appréciée pour l’exact opposé : sa capacité à abîmer un échantillon, et lui donner un grain très particulier. Le convertisseur est l’un des éléments clé dans cette transformation heureuse. Celui-ci ne permettant pas d’échantillonner à 16 bits applique un traitement drastique sur les sources sonores. Il ne s’agit pas uniquement de baisser la résolution mais aussi de l’algorithme de conversion. Les filtres analogiques sont un autre pilier du son si spécifique de la bête, il contribue à éloigner la métamorphose du son et sa réappropriation par le producteur. Enfin, les utilisateurs eux-mêmes vont contribuer à définir l’esthétique lo-fi de la SP-1200. Pour contourner les limitations de durée d’échantillonnage (10 secondes), les musiciens samplent les vinyles en passant les 33 tours en 45 tours, contribuant ainsi aussi à la diminution de la résolution (22). Au-delà du son, la SP-1200 a indéniablement un groove qui lui est propre. La quantification (23) y est pour beaucoup, mais n’oublions pas certaines fonctions astucieuses incluses par E-MU, comme la possibilité de faire des drum roll en appuyant sur les boutons Tap/Repeat et Drum Play.

Pete Rock dans son studio en 1992 avec la SP-1200 au premier plan
La SP-1200, parangon du Hip Hop East Coast de l’âge d’or

Par l’intermédiaire de Marley Marl, Large Professor ou  Pete Rock, la SP-1200 se retrouve ainsi dans toutes les productions new-yorkaises de la fin des 80’s et du début de la décennie suivante. De Dj Premier, en passant par Easy Mo Bee ou Skibeatz la boîte grise pas très sexy d’E-MU est partout, souvent en association avec le Akai S950 (24) . Ainsi nous la retrouvons chez Public Enemy, entre les mains de The Bomb Squad qui pousse la machine dans ses retranchements, dans des collages aussi belliqueux qu’originaux (25). Elle accompagne le chef d’œuvre de Nas, Illmatic en 1994, une performance due à la crème des producteurs East-Coast (26). La SP-1200 se faufile sur Strictly Business d’EPMD (1988), chez le Wu-Tang Clan (27) ou encore Cypress Hill (28).  À partir du milieu des années 90, sa sonorité caractéristique et tellement associée au Hip Hop new yorkais tombe un peu en désuétude. Elle apparaît néanmoins sur Reasonable Doubt de Jay-Z en 1996, mais la machine reste un classique des home-studios de rap et… aussi de dance music.

Une machine tout autant appréciée dans la house music

Moins populaire et incontournable que dans le hip hop de la fin des 80s, l’EMU SP-1200 a pourtant contribué à quelques classiques, notamment hexagonaux. Nous pouvons ainsi le découvrir sur Intro d’Alan Braxe et Fred Falke (29) ou le classique french touch Homework des Daft Punk (30). Plus récemment, elle apparaît au coté d’autres machines classiques (TR-909, JX3P, TB-303, ARP Odyssey etc.) au casting de l’album d’Arnaud Rebotini, Music ComponentsAux États Unis, des producteurs de House se l’approprient également: Masters at Work, Moodymann, Theo Parrish, DJ Sneak ou encore Todd Terry.

Vers la collection plutôt que la production ?

Aujourd’hui l’E-MU SP-1200 apparaît davantage dans les collections que sur les disques, bien qu’elle ait toujours eu les faveurs de certains producteurs de musique électronique ou de hip hop boom bap (31). Une pré-retraite bien méritée pour une machine culte et un des sampleurs les mieux pensés de sa génération. Au regard des gigas de samples que nous pouvons accumuler sur nos disques durs, les capacités de mémoire et la fréquence d’échantillonnage apparaissent bien peu conformes aux attentes des musiciens modernes. Pourtant, la machine, grâce à son workflow et sa sonorité si particulière, n’a peut-être pas encore tout dit.

(1) Un séquenceur permet d'arranger des notes, par exemple reproduire une mélodie, un rythme, etc.

(2) Une technique que nous pouvons par exemple découvrir dans la chanson I Am The Walrus des Beatles

(3) DJ Kool Herc est généralement considéré comme l'inventeur de cette technique. Celle-ci permet de créer de long breakbeats pour que les danseurs puissent exercer leurs talents.

(4) Nous consacrerons un article à la bête, tant celle-ci a marqué la musique pop des années 80.

(5) Nous reviendrons peut-être sur la mythique MPC2000 qui reste, selon certains, l'aboutissement et le fleuron de cette série.

(6) En anglais digitaly scanned polyphonic keyboard. Ce brevet est important dans la création de ce synthétiseur, car la polyphonie pose de nombreuses problématiques absentes sur un monophonique, notamment l'allocation des voix, c'est-à-dire quelles notes vont être jouées. Rappelons que les synthétiseurs modulaires sont dans leur très grande majorité, monophoniques. Bref, cette technologie était vraiment très intéressante au milieu des années 70.

(7) Il n'est produit qu'à un exemplaire et plombe les relations avec Sequential Circuits.

(8) Audio Engineering Society, une société savante consacrée à l'audio.

(9) La Linn LM-01 ringardise très vite les boîtes à rythmes basées sur des circuits analogiques, comme la TR-808. Elle ne se vend qu'à peu d'exemplaires (un peu plus de 500) mais figure sur des centaines de hits de l'époque. De fait, toutes les sociétés d'instruments électroniques de musique vont chercher à la copier au cours des années 80.

(10) Et aussi New Order sur Blue Monday pour l'Emulator première version !

(11) 1,2 secondes en  12 bits et  une fréquence de 27,5 kHz, à titre de comparaison, la qualité CD  - développé en 1982 - correspond à un échantillonnage de 16 bit avec une fréquence de 44.1 kHz. De son coté Akai propose en 1985 un sampleur entrée de gamme permettant d'échantillonner en 12 bits et jusqu'à 32 kHz le S612.

(12) Chopped en anglais

(13) Emprunté à When The Leeve Breaks

(14) Daddy-O raconte l'histoire ici.

(15) Sur Ego Trippin' produit par Ced-Gee, et sorti en 1986, il apparaît évident qu'il s'agit d'une SP-12 plutôt qu'une SP-1200, puisque celle-ci ne sort qu'en 1987.

(16) Voir cette interview pour plus de détail.

(17) Parmi eux: J Dilla, Ced-Gee, Paul C. ou DJ Premier.

(18) Le Akai S1000, qui sort un an plus tard, permet de sampler jusqu'en 16 bits et une fréquence de 44 kHz, soit le standard CD.

(19)  La mémoire reste dans les années 80 une bataille importante. Ceux qui ont eu des micro-ordinateurs à l'époque savent combien il était cher de se procurer de la mémoire vive, et à quel point les capacités des disques durs des ordinateurs étaient faibles, comparés à ce que nous pouvons trouver aujourd'hui. Il apparaît cependant intéressant de rappeler que la capacité d'une disquette 3.5 pouces classiques dépasse les 1 méga...

(20) Un filtre 4 pôle que nous pouvons retrouver dans d'autres sampleurs d'E-MU comme le SP-12 et l'Emulator, mais aussi, par exemple, dans plusieurs synthétiseurs de Korg tels que le Mono/Poly, le Polysix et le Trident.

(21) Akai va d'ailleurs copier cette approche en faisant appel à Roger Linn... Le créateur de la boîte à rythme qui a inspiré la Drumulator d'E-MU. La boucle est bouclée : logique,  lorsque nous parlons de sample !

(22) Selon certaines sources, la méthode pour gérer l'aliasing d'E-MU serait une autre des caractéristiques qui rendent si unique la SP-1200. L'aliasing est une conséquence d'absence d'information dans un signal numérique. Il est un phénomène bien connu des amateurs de synthétiseurs, puisque pendant la période "VA" (cf. le MicroKORG), l'aliasing était un artefact très désagréable de certains des synthés quand celui-ci allait chercher des notes hautes. Pour en revenir à la technique, l'idée est d'augmenter la vitesse des samples, puis de la baisser avec l'option tuning, ce qui a pour conséquence d'augmenter la durée d'échantillonnage. Par exemple en "doublant" la vitesse d'un échantillon, nous doublons théoriquement le temps, mais avec comme conséquences les artefacts de l'aliasing.

(23) La quantification est un facteur clef pour certains séquenceurs. Le principe consiste à replacer plus proprement sur une grille les notes mal jouées par l'être humain. Il peut donc il y avoir des quantifications plus ou moins précises, intervenant à des degrés divers. Selon certaines personnes, tous les séquenceurs n'appliquent pas de la même manière la quantification aux beats et certaines machines auraient donc un swing spécifique. Cela est valable pour les samplers, mais aussi par exemple les boîtes à rythmes, notamment la TR-909 qui est réputée pour avoir un groove particulier quand l'utilisateur met du shuffle. Ajoutons que la SP-1200 est souvent utilisé en double-tempo, par exemple mettre à 180 bpm pour faire un beat à 90 bpm, l'idée étant toujours de donner du groove à la séquence.

(24) L'E-MU SP-1200 associé au Akai S950 est un combo classique du hip hop américain. L'idée est de profiter du grain et du séquenceur du sampleur américain et du son plus neutre et la mémoire de la machine japonaise. Une combinaison utilisée par Pete Rock, Easy Mo Bee, Lord Finesse, etc.

(25) Voir cet article de Reverb.

(26) Produit par le gratin new-yorkais, c'est à dire Large Professor, Dj Premier, Pete Rock et Q-Tip. Voir cette interview de Large Professor, ainsi que celle de DJ Premier pour le site hip hop dx.

(27) source mais ils ont surtout utilisé l'ASR-10 d'Ensoniq.

(28) Qui ne sont pas un groupe East Coast. Source.

(29) Voir cette excellente vidéo de Future Music. 

(30) Voir cet article.

(31) voir ces vidéos: ici, , ou encore celle ci

Une réflexion sur « Machines #5 : E-MU SP-1200, A Wop Boom Bap »

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