Les convictions politiques les plus profondément ancrées ont ceci de commun avec les sentiments amoureux qu’elles se partagent difficilement en chanson. Les certitudes, si intenses soient-elles, ne se transposent pas aisément lorsque l’esthétisation risque de les affadir. En matière de folk ou de protest-songs, la sincérité ne fait pas tout. Pour survivre au contexte, il faut quelque chose de plus. Un surcroît incarné, presque une possession. Défenseur militant de la cause amérindienne dont il fit la matière principale d’une œuvre aussi confidentielle que magistrale, Willie Dunn s’est presque entièrement confondu, tout au long de son existence, avec ses chansons. L’une des multiples anecdotes éclairantes relatée dans le livret qui accompagne cette première rétrospective amplement méritée – 22 titres choisis parmi les quatre albums enregistrés entre 1971 et 1984 – en témoigne : alors que, quelques mois avant sa mort en 2013, on le sollicitait pour réinterpréter l’une de ses meilleures compositions – Charlie, une dénonciation des mauvais traitements infligés aux descendants de son peuple par le système quasi-carcéral des pensionnats canadiens et racontant la fugue puis le décès d’un jeune homme de douze ans – il préféra décliner l’invitation promotionnelle sous le plus simple des prétextes : » C’est vraiment trop triste. »
Cette empathie profonde et durable avec ses propres créations trouve sans doute une partie de ses sources dans une trajectoire biographique terriblement cohérente. Né en 1941 dans le comté de Restigouche d’un père britannique – écossais, irlandais : les sources vacillent sur ce point – et d’une mère d’ascendance Micmac, il découvre simultanément, à l’adolescence, les plaisirs de la guitare acoustique et les vestiges d’un passé collectif longtemps enfoui. Au retour d’un séjour dans l’armée canadienne, il fréquente la scène folk émergente de Montréal alors même que les mouvements de réhabilitation de l’histoire des Natives commencent à faire entendre leur revendication, notamment à l’occasion de l’exposition universelle de 1967 qui nourrit une première série de débat entre partisans d’une approche patrimoniale, visant à entretenir le simple souvenir d’une culture désormais morte, et les tenants d’un soutien plus engagé à ses héritiers contemporains. Dunn se range résolument du côté des seconds, bien décidé à s’engager dans une lutte pour la survie et la résurrection. D’emblée, le jeune songwriter s’efforce de mettre en accords ses actes et ses chansons. Refusant obstinément ce qui lui apparaît comme toute forme de compromission, il décline ainsi les propositions lucratives qui lui sont adressées par Columbia – peu désireux d’endosser le déguisement qu’on s’apprête à lui confectionner d’Indien jouant de la musique de cowboy. C’est à la même période qu’il met précocement terme à une tournée avec Glen Campbell – un imposteur à ses yeux et qu’il murmure, tout juste à mi-voix, quelques propos peu amènes à la reine Elizabeth à l’occasion du tournage d’un documentaire coréalisé avec des amis activistes – » Nous ne sommes plus vos enfants « , l’entend-on grommeler.
La cohérence a bien évidemment un prix. Peu ou pas distribués, difficilement disponibles dès leur sortie, les quatre albums de Willie Dunn sont longtemps demeurés dans une obscurité complète. Méconnu, négligé, il a dû se contenter de son vivant de quelques apparitions plus ou moins irrégulières sur les scènes locales et dans les circuits folk nord-américains. Pourtant, cette anthologie fort bien intitulée révèle, près de vingt ans après sa disparition, un auteur et un interprète de premier plan. Toutes les chansons ou presque sont ici remarquables, de l’épopée historique – The Ballad Of Crowfoot – au manifeste politique – I Pity The Country. Si la plupart de ses premiers enregistrements restent sobrement accompagnées de la seule guitare de Bob Robb, les arrangements se nourrissent au cours du temps de quelques références discrètes et pertinentes à une tradition musicale fièrement revendiquée – les flûtes de Down By The Stream. Il y a même des audaces formelles, surprenantes et maîtrisées tel ces vers de Shakespeare déclamés sur fond de musique traditionnelle Akwesasne – Sonnet 33 & 35/Friendship Dance. Mais les mélodies, riches et robustes, demeurent la plupart du temps au premier plan de cette œuvre très inspirée et dont la réhabilitation s’impose désormais comme une évidence.