
Le téléphone retentit, une femme réagit incrédule : « …but who is Jackie Shane ? » — cut — dans l’effervescence obscure d’un cabaret de Toronto des années 1960, une voix chante, s’éraille et harangue au milieu des clameurs du public… le décor est planté, la question est désormais brûlante : qui est donc la belle inconnue ? C’est Jackie Shane, chanteuse noire transgenre dont l’existence constitue une intrigue fascinante pour certain·es et un véritable culte d’adoration pour d’autres — « I opened for Etta James, The Drifters, Marvin Gaye, The Temptations… » — qui crève l’écran dans Vivre et laisser vivre : la voix de Jackie Shane, signé Michael Mabbott et Lucah Rosenberg-Lee, un documentaire-biopic qui tente de la ressusciter par fragments, par invention nécessaire, transformant une absence en une présence qui demeure, spectrale.
Le défi était peut-être insurmontable. Comment filmer une âme volontairement restée ombre, une recluse qui choisit quarante années durant de se soustraire au monde ? Shane disparut en 1971 au sommet d’une gloire encore fragile — son single Any Other Way, un hit local à l’échelle du Canada — pour vivre dans l’anonymat sous le nom de Margaret Anne Daley, à quelques minutes de sa famille qui ignorait jusqu’à son existence. Pendant des décennies, les rumeurs circulèrent : certains la croyaient assassinée en Californie, d’autres murmuraient qu’elle avait disparu sans laisser de trace. Il fallut d’abord le travail obstiné du musicologue Rob Bowman, qui rédigea les notes de pochette pour la réédition de son œuvre par Numero Group en 2017, pour qu’elle émerge à nouveau par l’archéologie patiente d’une mémoire musicale effacée. Stupeur, obsession, joie de celles et ceux qui se levèrent tôt à la sortie du double disque : « …but who is Jackie Shane ? » Puis, lorsque Michael Mabbott, on imagine en première ligne des adorateurs du temple, tente de la retrouver cette même année, elle refuse toute rencontre physique. Ne reste que le téléphone : cent heures de conversations intimes qui deviennent, par nécessité autant que par hasard, le cœur fragile du film.

Face à un creux patent archivistique — une seule séquence télévisée, celle de Night Train à Nashville en 1965, témoignage unique et fugace –, les réalisateurs choisissent la rotoscopie pour pallier le manque d’images filmée en langage visuel animé. Une série de scènes aquarellées en mouvement tentent de capturer l’énergie électrique de ses performances légendaires, qui tenaient du prêche foudroyant ou de l’oiseau enjôleur selon les dires de celles et ceux qui eurent la chance de la voir sur scène et qui égrènent leur témoignage tout au long du film. Deux performeuses noires transgenres, Makayla Walker et Sandra Caldwell, incarnent Jackie à différents âges, donnant de fait à travers ce dispositif littéralement corps à une voix. Ce geste, bien qu’efficace, amorce une avalanche de questions : jusqu’où la recréation peut-elle combler l’absence sans la trahir ? Ces reconstitutions picturales, aussi belles soient-elles, ne risquent-elles pas de substituer à la vérité documentaire une forme de « rejeu » esthétisé, proche du biopic qui préfère la séduction visuelle à l’inconfort du vide ?
Car Any Other Way révèle autant qu’il dissimule. En tournant autour du pot, essayons d’adresser donc la question plus directement : pourquoi donc une artiste trans noire est-elle demeurée un fantôme dans le récit officiel de la soul et du R&B ? Alors que tour à tour, Jackie Shane partagea la scène avec Little Richard ou Frank Motley and His Motley Crew (pas eux… les autres), se lia d’amitié avec un très jeune Jimi Hendrix* à l’orée de son propre destin, puis suivant son crédo « I don’t bow down. I don’t get down on my knees. The lowest I go is the top of my head. » déclina les offres de Motown et d’Atlantic Records pour ne pas céder aux compromis — de ceux qu’on demande aux femmes de se présenter plutôt ainsi ou comme cela, de ne pas faire de vagues, etc… Ce qui est cadré comme une fierté farouche pendant le film, révèle aussi une véritable difficulté d’être due aux barrières contextuelles, réelles et une tentative de rester debout, malgré tout.
Le documentaire refuse l’élégie, et c’est sa force — mais peut-être aussi sa limite. Lucah Rosenberg-Lee, co-réalisateur trans noir, insiste pour que le talent de Shane rayonne, que son rire face aux « fous » qui la menaçaient soit entendu. Le film choisit la joie, non pas naïve ou vengeresse mais volontariste, comme si célébrer suffisait à réparer. Pourtant, quand un manuscrit autobiographique de Shane — intitulé Let “God” Be My Judge — est retrouvé par ses nièces découvrant ébahies et émues le destin de leur parente disparue, une phrase résonne, dévastatrice : « I was born, but never lived ». On mesure alors l’abîme que même cent heures de conversations ne peuvent combler. Le prix de l’authenticité fut l’isolement, le sacrifice d’une carrière fulgurante pour le droit d’être simplement elle-même. Et ce sacrifice, le film le contemple plus qu’il ne l’interroge vraiment. Ce que tente ce documentaire, avec une sincérité touchante mais parfois fragile, c’est de maintenir en quelque sorte un « tombeau » métaphoriquement ouvert. La découverte posthume de ses archives par ses nièces — photographies jaunies, costumes pailletés fanés, bijoux, manuscrits — devient un axe narratif qui émeut par évidence empathique. On pense alors à une dimension dans le récit plutôt « bio-mythographique », qui certes maintient le lien avec le fantôme mais aussi ne fait que spéculer par bribes plutôt que de s’attaquer à un véritable portrait de femme.

Bien sûr comme tout·e artiste relatant son propre mythe, Shane préférait que certains détails demeurent dans la brume, et le film, tout en respectant ce mystère, mais semble parfois frustré par lui. Se perd totalement en conjecture à propos des raisons exactes de certaines ruptures — avec son amant Dan Matlack notamment — sur les décennies d’isolement, et les quarante années vécues à quelques minutes de sa famille sans un mot. N’est-ce pas précisément là que résiderait le respect d’un silence choisi ? Et que dire alors de celui du commentaire qui dira si peu ou uniquement en pointillé l’extraordinaire talent musical de Jackie Shane : son sens du rythme incroyable pour celle qui se mit debout derrière les percussions avant celle(s) que nous connaissons déjà (amitiés à celles et ceux qui feront la liste sans aucune faute), son chant parlé-chanté qui n’a rien à envier dans sa puissance à un certain James Brown, sa verve joueuse à la Little Richard mais plus subtile que maniaque, sa gestuelle précieuse oscillant entre le maniérisme de Mae West et le glissé-dansé des meilleur·es back singers, ses harmonies malines, ses prêches annonçant tout le lingo queer devenu mainstream aujourd’hui (du mic drop au tea spill, quant au slay, laissez-moi vous dire qu’il est absolument incontestable), et sa plume pour ballades hantées (New Way Of Lovin’ et Cruel Cruel World) puisqu’elle fut aussi autrice et pas seulement interprète. Et puis ce coup d’éclat, en forme de défi qu’il faut décortiquer, analyser, historiographier : « Tell her that I’m happy, tell her that I’m gay, tell her I wouldn’t have it any other way. » N’enterrons trop pas ceci, loin de n’être que de l’anecdote ou du détail c’est bien cette part vivante de l’œuvre qui doit aussi, autant que le souvenir, rester éclantante.
Alors une proposition : courez voir le documentaire pour en prendre plein les yeux et le cœur et ruez vous ensuite sur sa musique, ou l’inverse mais ne laissez pas la question « …but who is Jackie Shane ? » sans réponse.
« Vivre et laisser vivre : la voix de Jackie Shane » de Michael Mabbott et Lucah Rosenberg-Lee sera diffusé dans le cadre du festival Musical Ecran ce lundi 10 novembre à 19 h 30 au Théâtre Molière à Bordeaux.
* Un Jimi Hendrix juvénile, qui suit lui aussi Little Richard en tournée, qui backe à la guitare « Shotgun » interprété par Buddy & Stacy pour l’émission Night train, et dont je suis persuadée que le fameux break de Purple Haze « ’Scuse me while I kiss the sky » est directement inspiré de l’interprétation lors de la même émission de « Walking the Dog » par Jackie Shane — « He jumped so high, he touched the sky ». Vous voyez moi aussi je peux me perdre en conjecture…