Un tour de Modestine, avec Sing Sing et Victor Rassov

Modestine (Sing Sing et Victor Rassov) / Photo : Azucena Mahuteau
Modestine (Sing Sing et Victor Rassov) / Photo : Azucena Mahuteau


« Le gligli fait des histoires, le gligli excite »

À la première écoute de Modestine, j’ai senti une excitation monter, pas besoin de s’enterrer pendant un mois avec de l’eau, du pain et un magnétophone pour trouver un sens à tout ça. Non l’envie de partager ma joie s’écrivait facilement : bien sûr, quand j’ai abordé leur cassette Grand dommage, j’en avais quelques clés, parce que j’écoute Arlt, parce que j’échange en MP avec Sing Sing et que sa façon d’aborder le métier de chansonnier nous intéresse toujours. Il a par exemple bien souligné que Modestine est une œuvre musicale à deux, que l’autre face de la pièce, c’est Victor Rassov, poète et musicien aux commandes partagées, plus d’autres invités qui passaient par là, comme Gilles Poizat (qu’on adore ici-bas), Marius Atherton (pareil), Léo Gobin (enchanté !) et la vedette Bertrand Belin.

Alors Modestine nous propose quoi ? De la chanson biscornue qui joue avec plein de trucs, des cuivres incontrôlables (un one man fanfare un peu soûl) comme des annonces de tournoi médiéval avec un petit feeling o’rourkien, des guitares ultra lo-fi qui crissent, des batteries brinquebalantes, des boîtes à rythmes en preset… L’ensemble dégage une grand mélancolie mélodique évidente qui fait ultra plaisir, les chansons sont abordables, on a envie de chanter avec la cassette, d’apprendre les paroles, il y a même du langage enfantin qui peut redevenir le mot de passe d’un club de culte (le gligli) tant ces enregistrements sont aimables, tiennent d’une œuvre primitive qu’on se passerait sous le manteau.

Car cette œuvre parle à notre histoire, s’inscrit dans une « tradition » qu’on s’est forgée : Modestine frappe dans notre cœur par cette passion pour l’artisanat, pour les chemins de traverse, pour l’expression urgente et directe, pour les littératures impures qui ne servent a priori qu’à être chantées en chœur (notre préférée, c’est Tout a décédé part 1) dans une cave, un entrepôt autogéré ou une médiathèque un peu aventureuse, à se passer aussi au coin d’un feu (tout près, des chèvres). Ça tire un fil entre les cassettes démo des années 90 de side project d’une saison et les labels hyperactifs cachés dans nos villes de Province (La République des Granges,  incontournable maison), politiques et engagés, entre recréation d’un folk fou et sciences expérimentales de nos nouvelles années folles 20. Chansons de peu, assemblages de plusieurs petits bouts, pour un truc inexistant sur le marché (vive la cassette !) et qui veut dire tellement plus que ça. Essayez, vous ne le regretterez pas, et surtout sachez-le, on n’en revient pas : promenade dans Modestine et discussion avec Victor et Sing Sing.

Modestine (Quatuor : Léo Gobin, Victor Rassov, Sing Sing, Gilles Poizat) / Photo : Azucena Mahuteau
Modestine (Quatuor : Léo Gobin, Victor Rassov, Sing Sing, Gilles Poizat) / Photo : Azucena Mahuteau
Modestine ?

Victor : C’est notre patelin, gros bourg mental planté au beau milieu de ce qu’on appelle chez nous le gligli.

Sing Sing : C’est le nom d’une ânesse. C’est un nom qui trotte et qui traîne. Je trouve.

Victor Rassov ?

Sing Sing : C’est un jeune homme dont j’ai parfois l’impression que la passion principale est de disparaître ou de vivre caché (dans des cuisines à Zurich, dans des poèmes hermétiques et idiots ; au sommaire de revues obscures ou à la basse au fin fond de groupes paumés. J’ai lu une bonne dizaine de fois chacun de ses livres (L’Oiseux et Morosités) : il y avait longtemps que je n’avais pas lu de poésie qui me déconcerte à ce point, je n’y reconnais rien qui fasse signe à notre époque, rien qui cherche à réactiver quoi que ce soit d’hier, rien qui parie quoi que ce soit sur l’avenir. Ce sont de petits livres parfaitement souverains, parfaitement délirants et je les trouve personnellement parfaitement géniaux. Ça me semble aussi mystérieux et drôle que des poèmes d’Emily Dickinson adaptés en Looney Tunes. Peut-on imaginer une chose pareille ? Par ailleurs, je qualifierais Victor de bassiste imprévisible, de guitariste burlesque et c’est un chanteur dont on dirait qu’il mue à chaque phrase. C’est aussi un bon compagnon de babalou.

Sing Sing ?

Victor : Je connaissais Sing Sing depuis un moment déjà quand on s’est rencontrés (si j’ose dire). Arlt a été pour moi une nourriture importante. J’ai appris plein de choses en les écoutant : un certain guingois, et puis surtout, une manière de faire sonner la langue (comme il et elle disent) à l’intérieur de chansons. Sans Arlt, je ne saurais pas vraiment ce que c’est qu’une écrevisse ni ce que ce sont que des fleurs. Ça ne s’oublie pas comme ça. Par ailleurs, essayez donc de trouver quelqu’un qui puisse disserter avec la même fougue de l’œuvre de Charles-Albert Cingria et du dernier album de Geese, tout ça en se réveillant d’une anesthésie générale.

Gligli ?

Victor : On peut dire que c’est à la fois un concept et un phénomène et c’est en cette double qualité qu’il nous occupe. On trouve quelques tentatives de définitions : « tremblotement surnaturel des épis » ; « reflets spéciaux dans le champ (comme si qu’on y avait cassé un grand miroir) ». C’est aussi un domaine, une zone, à la fois métaphorique et très littérale, exactement comme la Quatrième dimension.

Sing Sing : Il existe. C’est une espèce de réverb’ dans les arbres. Certains ont pris ça qui pour un ovni, qui pour Dieu (ou le Malin), qui pour le grand méchant désir, l’amour, la mort ou le mauvais œil.

Poésie ?

Sing Sing : J’ai envie de dire avec Emily Dickinson, que « si je ressens physiquement comme si le sommet de ma tête m’était arraché, je sais que c’est de la poésie ». J’aime bien ça et pas bien ça.

Victor : Je ne sais pas si ce qu’on a fait s’apparente à de la poésie, mais ce qui est sûr, c’est qu’on a pas mal regardé de ce côté-là pendant qu’on fabriquait l’album. Un certain nombre de poètes y sont d’ailleurs plus ou moins directement cités (Albane Prouvost, Ivar Ch’vavar, Patrick Reumaux). Il y a parfois un aspect technique dans la poésie, un côté laborieux, ouvrier (horrible travailleur, comme disait l’Autre) qui nous plaît car il nous semble assez proche de notre manière (heurtée, un peu poussive et pourtant obstinée, comme la démarche de l’âne).

Musique ?

Sing Sing : J’aime beaucoup parler avec Victor de la musique qu’on écoute, la commenter, la délirer, la mythifier, la théoriser n’importe comment et c’est vrai qu’on passe pas mal de notre temps à formuler, reformuler pour les éclaircir des pensées sur nos disques préférés et, fatalement, plus on essaie de les éclaircir plus on les obscurcit. C’est en partie de ces conclusions obscures, me semble-t-il, qu’on tire une partie de nos chansons et on finit par confondre, après trois ans de ce régime, la musique qu’on écoute avec celle qu’on essaie de jouer dans un grand bain paranoïaque où à peu près tout, des Basement Tapes de Dylan au Diable dégoûtant, du White Album à Dean Blunt, de la Folk Anthology de Harry Smith à Tori et Reiko Kudo, de la Nurse With Wound list à Milton Nascimento, de Mayo Thompson aux Meridian Brothers, des Residents à la bande son de La nuit du chasseur, de Hildegard Von Bingen à Lee Scratch Perry, de Joe Meek à Anne Laplantine, finit par scintiller de conserve dans notre gros gligli machin.

Supergroupe ?

Sing Sing : Non. D’ailleurs ça n’est même pas un groupe. Répétons-le : c’est un patelin plus ou moins hanté, trou du cul du monde mental, habité d’abord par Victor et moi, mais aussi peuplé par un tas de personnages plus ou moins imaginaires et à la périphérie duquel gravitent, ont gravité, seront appelés à graviter des camarades (Gilles Poizat, Mariette Cousty, Léo Gobin, Margaux Duseigneur, Marius Atherton ou Bertrand Belin, Amélie Lucas-Gary, quelques autres…). Modestine c’est aussi toute une communauté de copains-copines qui ont assisté de près à l’aventure, l’ont alimentée par leur écoute, leurs interventions. Ils sont crédités sur la cassette. Ils font tous pour nous partie de Modestine.

ModestineCassette ?

Sing Sing : On y entend comme un grand collage de bouts de musique de bal, de fragments de rock n’roll, de tropicalisme p’tit chevalier, de fanfares oniriques, de field recordings et de vieux jazz joué de mémoire floue. C’est Gilles Poizat qui a écrit et soufflé toutes les parties de trompette, de cornet, de bugle et non seulement ça colore idéalement les chansons mais ça nous a considérablement aidé à varier les humeurs, les poids, les mesures, les échelles et les proportions sonores du gligli. Marius Atherton fait sonner ses tubas comme des baleines cochonnes agonisantes et il fait des chœurs baroques furtifs de toute beauté. Bertrand Belin tend quelques fausses cordes en embuscade dans un angle harmonique inattendu et Léo Gobin savonne un peu le plancher au lapsteel, joue quelques solos de guitares et improvise un peu de piano. Grand dommage est aussi un récit, un vrai, mais lacunaire. D’autant plus lacunaire à vrai dire qu’il est raconté par ses trous, par ses manques (il trouve quelques prolongements dans Peur bien, l’espèce de livre qui l’accompagne mais ces prolongements n’élucident rien). C’est un petit théâtre sonore sur la vie au village, un village où rien ne se passe que de très banal mais dont les habitants, qui sont le chœur du disque, aiment à faire des caisses, et en fanfare. C’est un village dont je dois dire qu’il est fabriqué de toute pièce à partir des bleds perdus de mon enfance en Lorraine ou en Italie, des paysages écrasés d’un bout de Charente où j’ai tout appris des puissances du Rien, d’intrigues villageoises mexicaines volées à la mère de Victor ou bien chapardées dans les livres, les films, les peintures. C’est tout rempli d’enfants et de vieilles dames (parfois superposé.es), rempli d’étoiles, de légumes et d’animaux, rempli de vieille religion populaire toute bricolée. Il y a aussi des tracteurs qui copulent. Sous la lune.

Peur Bien ?

Sing Sing : Au bout d’un moment, les chansons n’ont plus suffi à contenir ce que Modestine (le patelin, ses habitants, ses visiteurs) avait à dire et on a débordé sur le papier. C’est devenu Peur bien, qu’on a appelé « roman » parce que dans le fond c’en est un mais un roman ouvert (et ouvertement inachevé qui pourra, qui sait, s’épaissir avec le temps), tout tissé de fragments de choses, de poèmes vrais ou faux, de proses et de prières, de pastiches et d’exorcismes, de pages arrachées à des polars qui n’existent pas, de blagues plus ou moins drôles, des références à la Genèse, à l’Apocalypse, à la théologie négative. Le gligli y est partout mais jamais explicité, cette fois, contrairement aux chansons. Plusieurs voix s’y expriment (mortes ou vivantes) sur différents tons, chacune dans une typo qui lui est propre. Les échelles diffèrent d’avec l’album, on y git au cœur des champs et on y palpe l’Univers en expansion. Au final, Peur bien tremblote entre le recueil de contes paysans, le cahier de poésie, le livre d’art brut, le missel et le roman post-moderne. On a conçu, fabriqué, découpé et agrafé l’objet ensemble, avec la céramiste Mariette Cousty et la dessinatrice Margaux Duseigneur à La Calade à Uzerche.

Enregistrement ?

Victor : Grand dommage s’est enregistré en plusieurs fois, sur plusieurs années, dans plusieurs endroits différents, un presbytère, un bunker, des studios et des chambres prêtés par des copains. Les micros, les instruments n’étaient jamais les mêmes, le gligli était à chaque fois d’une qualité différente, le matos était souvent défectueux et quand il ne l’était pas, la plupart du temps on ne savait pas vraiment s’en servir. Assez vite, c’est devenu une méthode (on peut être assez méthodiques dans notre genre) et même, comme je le disais plus haut, une technique. À chaque fois qu’on se retrouvait, on faisait en sorte de se rendre disponibles et attentifs aux moindres petits accidents, aux tressautements, aux clignotements (aussi bien pendant les prises que dans nos conversations) et on finissait toujours par trouver ce qu’on appelle le point modeste et qui est une manière de tenir, ou peut-être de se tenir (pas bien droit, évidemment).

Sing Sing : C’est Manuel Duval qui a ensuite mixé avec nous deux sur le dos et selon ce cahier des charges un peu olé-olé : trouver la signature sonore du gligli et distribuer celui-ci diversement d’un titre à l’autre, faire que le mix lui-même devienne un élément dramaturgique (changements brusques d’espaces ou superpositions des mêmes, enchâssements et passages de la lo-fi à la hi-fi, mises en tension de choses très sèches, mates et décharnées et d’autres plus opulentes, luisantes et grasses). Souvent, l’après-midi, Victor allait volontairement se choper une insolation dans la campagne. La nuit, nous allions caresser les lucioles au jardin et regarder mourir les soucoupes volantes échouées, là, dans le gazon.

Noël ?

Victor : Nous aimons Noël parce que c’est un mystère et qu’à Modestine nous aimons les mystères (notamment les mystères au sens théologique de « ce qu’on ne peut pas comprendre, mais qu’on n’a jamais fini de comprendre »). Et il faut dire que nous avons été particulièrement concernés par le mystère de la naissance au moment de l’enregistrement de Grand dommage puisque nous avons tous les deux eu des enfants, nos premiers enfants, pendant ce temps-là. Il y a aussi que nous sommes sans arrêt rivés au calendrier et au bulletin météo (deux autres mystères, deux autres obsessions). Ainsi, dans l’album, c’est Noël puis c’est Pâques, il neige, les maïs poussent, les légumes crèvent, il y a un trajet, de la naissance à la résurrection.

Le Malin ?

V.R : Le Yab (c’est son petit nom) traîne à Modestine comme par exemple dans les romans de Flannery O’Connor. On lui impute volontiers la crevaison des légumes et toutes les débandades, mais au fond, c’est une sorte de tonton. Il fait partie du paysage.

Céramiques ?

Victor : C’est Mariette Cousty qui les a faites, les a mises en situation, les a photographiées pour la plupart. On est tous les deux complètement fans de son travail, ce qu’elle appelle «objets coutumiers dysfonctionnels » et ses épis de faitages traditionnels « étrangés » par les greffes et les cartoons, ses arrosoirs trop lourds, ses verseuses titubantes, ses croix de chemin organiques et remplis d’os et de cacahuètes, le vernaculaire et le moderne impossible, le païen et le chrétien primitif comme emboutis par Mike Kelley, le lyrisme comique, les coulures, les couleurs douces et rebutantes, la joie et l’inquiétude, les étrusques, Pierre La Police, Verhoeven et Cocteau dans le même vase effondré, le mélange de brillance et de rugosité, d’artisanat convulsif et de conceptualisme foncedé. Allez-y voir, son atelier s’appelle Le modelurer.

Lapin Mystique ?

Sing Sing : On a nous-mêmes (avec Eloïse Decazes) créé cette enseigne « Lapin Mystique » (d’après un livre de Lucien Suel et d’après Le Latin mystique de Rémy de Gourmont) pour abriter l’ensemble Grand dommage + Peur bien. C’est une maison ousque tout penche, c’est une maison brusque. On n’a soumis le truc à aucun autre label existant parce qu’on ne voulait pas perdre d’énergie ni d’enthousiasme à attendre des réponses, être déçus par l’incompréhension ou l’inertie, ni avoir d’emblée à expliquer nos désirs saugrenus. On voulait aussi, dans un premier temps au moins, limiter les intermédiaires entre le monde et nous, n’en faire qu’à notre tête selon notre propre calendrier. On avait envie que Modestine commence comme ça, poussé au milieu de nulle part, tombé de nulle part et n’allant nulle part sinon au petit bonheur de l’aventure. On avait envie de croire à ces vieilles lunes que sont le bouche-à-oreille, la rumeur, les échos, les relais, l’enthousiasme et la curiosité. Mais ça n’empêche pas que dans un second temps, Grand dommage ou Peur bien puissent faire l’objet d’autres éditions, sous d’autres format, dans d’autres maison, ensemble ou séparément.

Concerts ?

Sing Sing : On va donner des premiers concerts en quatuor avec Gilles Poizat et Léo Gobin. Il y aura aussi des représentations en duo différentes, entre le karaoké, la lecture, la veillée, la performance. Il n’est pas impossible qu’ici et là, à l’avenir on soit 6 ou 10 ou 12. On est par ailleurs en train d’imaginer des expositions du gligli (peintures, céramiques, dessins, photos, installations).


Grand dommage par Modestine est sorti chez Lapin Mystique

Modestine en concert en quatuor (avec Gilles Poizat et Léo Gobin)

05.12 / St Etienne (lieu à confirmer)
06.12 / L’auberge du cheval blanc à St Germain Laval
07.12 / Festival Face Z (édition Face U) à Genève
07.02.2026 / Docs à Paris
03.03.26 / Lecture intégrale et en duo de Peur bien (l’espèce de livre) au Monte en l’air à Paris

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