« Au revoir la ville entière, la visite est finie. »
Charles Trenet
J’étais, là, dans mes derniers jours nantais. L’appartement vide, juste un poste radio et quelques cartons à refermer. Fenêtre sur un ciel pur et bleu – la neige, les nuits profondes cisaillées par des néons multicolores, la buée sur les vitres, les parfums de cannelle, les lourdes écharpes enroulant des visages aux joues en feu et la Loire aux reflets vert-givré… tout cela, c’est un vague souvenir. Pour passer le temps, je fais des collages à la Matisse sur de grandes feuilles blanches. Parfum de colle premier prix et découpage religieux. Ronronnement radiophonique dans des pièces vides où j’observe quelques scènes de la vie passée. Un grand silence où se tamponnent les émotions. La vie et ses adieux. Et puis, j’entends cette mélodie sortie du poste. Je ne la reconnais pas tout de suite et pourtant elle me semble si familière. Une chanson, c’est comme une rencontre amoureuse. Jarvis Cocker pose une voix grave, le piano grignote un peu d’espace à ces instants silencieux. C’est très beau, c’est bouleversant. Et puis tout se révèle, tout s’illumine. Je reconnais les mots de David Berman. Flocons noirs tombant d’un ciel blanc de dépression… cette chanson – Snow Is Falling In Manhattan – est tellement triste. Moi qui ne pouvais plus écouter Purple Mountains depuis la disparition de Berman, je suis saisi par cette apparition, cette reprise concoctée par Chilly Gonzales, Feist et Jarvis Cocker. A Very Chilly Christmas possède ce joyau, cette offrande ultime. Tiens, puisque c’est le temps des adieux, j’ouvre le dernier Manifeste Incertain. Lisbonne reste mon dernier grand voyage, les petits tramways ocres s’enroulant dans l’estuaire du Tage, les rues à rallonge grimpant vers les sommets, les tuiles et les murs de couleurs, j’en conserve une douceur lumineuse. Saudade. Frédéric Pajak consacre son ultime Manifeste à Fernando Pessoa. On voit la silhouette du poète s’évanouir dans la perspective de rues qui semblent s’enfuir. Le beau noir et blanc de Pajak illustre ces éclats de solitude, ces moments suspendus où le promeneur cherche à se perdre, comme apeuré devant un bonheur soudain. Magistrale coda, inoubliable dernière note teintée de noire, d’encre indélébile. Il faut avoir du style pour quitter une ville, des souvenirs. Jean Eustache savait cela. Le Père Noël a les Yeux Bleus, c’est la sortie brutale de l’innocence. Et Jean-Pierre Léaud en jeune homme contrarié, inquiet et dragueur, déguisé en père noël ne fuit pas la banalité mélancolique des rues de Narbonne. Il s’y débat, il vivote. C’est drôle et profondément triste. C’est ça, la magie de Noël.