Trois livres en passant…


Ian Broudie
Tomorrow’s Here Today (Nine Eight Books)

L’émergence de la scène punk de Liverpool ; l’expérience du studio, derrière la glace du producteur, pour tenter de coopérer avec des personnalités aussi peu gérables que Mark E. Smith, Ian McCulloch ou Michael Head ; la lourde tâche consistant à composer l’hymne des supporters anglais pour l’Euro 1996 : les péripéties éclectiques vécues tout au long de cinq décennies d’activités musicales sont suffisamment nombreuses et denses pour constituer la matière idéale d’un bilan écrit. Privilégiant l’intensité des souvenirs fragmentés à la continuité narrative, le leader de Big In Japan et The Lightning Seeds a consenti à se repencher, sans effet de style superflu, sur quelques tranches d’une vie haute en couleur. Les situations sont sans doute plus captivantes que la personnalité, souvent effacée, du narrateur. Entre les lignes, on devine pourtant une forme de continuité assez touchante : celle d’une vocation presque sacerdotale où la musique possède parfois les attributs du Sacré et d’une existence dédiée au service des chansons afin de leur apporter en toutes circonstances, comme il l’explique lui-même, ce qu’elles exigent formellement de plus haut. (Matthieu Grunfeld)


Steve Goodman
Guerre sonore (Audimat / Sans soleil)

La parution de l’ouvrage de Steve Goodman (que les fans de Bass Music connaissent sûrement sous le nom de Kode9) constitue un événement. Co-édité par Audimat et la jeune maison franco-suisse Sans soleil, le texte s’attache en effet à interroger une expérience du sonore traversée par une dualité constitutive : agression, aliénation ou domination d’un côté, mais aussi réinvestissement esthétique de l’autre. De Guantanamo aux armes sonores en passant par l’intensité acoustique des sound-systems de la rave hardcore/dubstep, une traversée fractale hypnotique que Steve Goodman déploie de manière impressionnante. Un « matérialisme des basses », une politique des fréquences, caractérisent cette fiction sonore qui est aussi un véritable exercice de philosophie expérimentale : collages de citations, références érudites mixant théorie critique, philosophie post-structuraliste, acoustique, mais aussi contre-culture cyber, underground électronique et dancefloor Bass-break-hardcore. Aux côtés des textes de Mark Fisher ou de Kodwo Eshun, le livre s’impose comme l’une des expressions théoriques les plus créatives du fameux continuum hardcore décrit par Simon Reynolds. Ou pour le dire autrement : l’expérience rave-jungle saisie par d’audacieuses propositions conceptuelles croisant (entre autres) Gilles Deleuze et William Gibson. (Thomas Schwoerer)


Pauline Oliveros
Quantum Listening (Ignota)

Is the sound disappearing or am I disappearing ?

Rien de tel qu’une succession de coups de dé pour laisser le hasard être : aboli.
Pas la moins fascinante des figures, Pauline Oliveros (1932-2016), accordéoniste et karatéka parmi ses multiples vies, fut et demeure l’un de ces ponts plus évidents que d’autres, plus amicaux, entre les aventures des musiques contemporaines//slash//d’avant-garde et les auditeur·ices à la curiosité durable et exacerbée comme la pop culture – indie ou non – n’a pas manqué d’en produire malgré sa puissance normative. Située sans s’y résumer à une seule et toute petite encâblure de saint Pete le Townshend – puisqu’elle a joué de son habituel accordéon lors de la création du multiséminal In C de Terry Riley –, elle n’a jamais manqué une occasion d’attraper le crachoir dès que nécessaire, y exposant un humour et une finesse, une vision à la portée tout aussi libératrice.
Ce qui doit pouvoir être appelé aussi curiosité, évidence, joie.
Et donc, à ses compositions, enregistrements, improvisations, traces des nombreux cours donnés en tant d’abord qu’enseignante-chercheuse, avant de transmettre de façon plus informelle – ses enseignements étaient des œuvres et ses œuvres étaient des enseignements – s’ajoutent des articles et livres, dont le présent opuscule glané sur un rayon perdu et une impulsion, republication l’année dernière d’un article d’abord édité dans un recueil de ses écrits de 2010, Sounding the Margins, ici augmenté d’une préface de Laurie Anderson et d’un avant-propos de sa veuve Ione, qui poursuit la transmission des pratiques exposées et proposées par Oliveros sous l’appellation Deep Listening.
Quantum Listening chemine entre l’exposition de la pratique du Deep Listening, ou écoute profonde, ou écoute de l’écoute, ou examen de “ce qui se passe quand on écoute” et des implications profondes de l’écoute sur la culture, et donc le savoir, et donc l’éthique, le bien, le bonheur, d’une part, et tout ce qui peut advenir dans l’infini des possibles, l’infini des écoutes, des perspectives – y compris technologiques – d’autre part.
Un texte passionnant et ouvert, ouvrable à n’importe quel mot, sans plan apparent et pourtant tenu, dédié à la pratique de l’ouverture, à la pratique de la pratique, à – donc – la pratique continue. Car rien ne se clôt complètement, sauf à laisser l’attention de l’auditeur·ice s’égarer, s’éteindre – généralement pour se perdre parmi quelque billevesée dédiée à des hypothèses d’existence ou d’ego – qui elle-même finira par s’éteindre, par laisser le champ libre – pas très boomer cette histoire – à l’ouverture – de nouveau.
Jouer, c’est écouter, d’abord, et écouter, c’est jouer, de même. La musique est jouée par l’auditeur·ice, aussi bien, sans séparation. Le son advient, tient, est tenu, accueille, est accueilli. Ça marche aussi dans la pop, ça marche surtout dans la pop moderne. De toute façon, ce n’est pas tant que ça marche, c’est que – c’est là, précieux – la culture, la langue, une transmission, un accueil. Et si Oliveros insiste sur la dimension spirituelle de toute pratique, on mentionnera au passage, sans insister, la dévotion des audiophiles les plus frénétiques de la chose pop moderne pour ce qui doit être écouté, partagé, donné, accueilli – une dévotion envers l’humanité, exprimée dans des pratiques individuelles et collectives, des rites – qui incluent le port d’uniformes – qui incluent de nombreuses formes, de nombreuses langues.
Il y a une différence entre entendre et écouter. La personne qui écoute, qui écoute l’écoute, sait cette différence, la pratique, au point où elle se rend compte qu’il n’y a finalement pas de différence.
Ce livre, comme tout ce que nous écoutons et ce que nous faisons en écoutant, ne dit rien d’autre. (Clément Chevrier)

1 Les encâblures sont malheureusement souvent plus nombreuses, on peut songer à nos discothèques et à certains ponts impossibles, à certains mépris durables, à nos impatiences aussi.
2 Cf. un titre aussi délicieux que To Valerie Solanas and Marilyn Monroe in Recognition of Their Desperation.
3 Une appellation marquée par un goût immodéré pour les jeux de mot. La citerne où a été enregistrée l’improvisation qui allait devenir le disque, puis le groupe à géométrie peu à peu variable, puis la pratique de Deep Listening, se trouvait à plusieurs dizaines de mètres de profondeur. D’où le deep. Tout simplement.

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