The Midnight Hour ou la rencontre de deux producteurs, Adrian Younge et Ali Shaheed Muhammad. Le premier, un analogue freak, fan de bon vieux psyché et de soul, dont les productions vont de la bande originale de Black Dynamite, film hommage à la Blaxploitation, aux derniers albums de Ghostface Killah. Le second, Ali Shaheed ou « Mr Mohammad », membre fondateur du groupe légendaire A Tribe Called Quest, mais aussi The Ummah (avec J Dilla & Q-Tip) ou encore Lucy Pearl (avec Raphael Saadiq et Dawn Robinson). Ses productions innovantes ont révolutionné le son hip-hop et ont influencé bon nombre d’artistes tels que D’Angelo, Erykah Badu, Yasiin Bey, The Roots ou bien Pharrell.
The Midnight Hour c’est une déclaration musicale, culturelle et politique mettant à l’honneur la musique noire américaine. Un voyage à travers la soul, le jazz et le hip-hop. Un album qui aurait pu être samplé par tous les groupes et artistes de l’âge d’or du hip-hop. Un album fait de classiques instantanés réunissant entre autres Cee Lo Green, Laetitia Sadier, Questlove…
Rencontre avec Adrian Younge et Ali Shaheed à Manchester, lors du dernier concert de leur tournée européenne.
Avant de parler de The Midnight Hour, il faut aborder le début de votre collaboration qui a commencé autour de l’album There is only Now de Souls of Mischief. Adrian, pourquoi voulais-tu travailler avec Ali et quelles étaient tes attentes ?
Adrian Young : J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour Ali. Nous nous sommes rencontrés lorsque je travaillais sur l’album de Souls of Mischief. IL compte aussi beaucoup pour eux car lors de leur première tournée, ils étaient avec A Tribe Called Quest – il partageaient le même label. Cela a donc permis de boucler la boucle. J’ai demandé à Ali de jouer le rôle d’une sorte de narrateur / DJ sur l’album, puis lorsqu’il est venu au studio, nous avons immédiatement commencé à travailler ensemble. Je ne travaille quasiment jamais avec d’autres producteurs, mais j’ai vite réalisé à quel point j’aimais travailler avec Ali. Il était comme une autre version de moi-même qui pense différemment. Nous avons donc d’abord fait de la musique pour l’album Souls of Mischief, puis nous nous sommes mis à composer de plus en plus, et sans nous rendre compte que nous étions en train de mettre en place la pierre angulaire de notre groupe et de The Midnight Hour.
Lorsque vous avez commencé à travailler sur ce qui allait devenir The Midnight Hour, aviez-vous déjà une idée du concept et des orientations que vous souhaitiez prendre ?
Ali Shaheed Muhammad : Quand nous avons commencé à enregistrer et à faire de la musique pour The Midnight Hour, nous n’avions pas vraiment de concept en tête, ce n’était pas vraiment réfléchi. Mais après avoir passé en revue les quelques morceaux que nous avions écrits, le concept s’est progressivement mis en place et nous avons commencé à composer de la musique qui se joue dans des lieux de type speakeasy – là où la qualité de la musique prend toute son importance, avec un feeling et des sons qu’on entend moins de nos jours dans le genre hybride de hip-hop, de soul, de jazz, de psych… Nous avons beaucoup appris pour en arriver là.
Quel a été l’impact de vos différents backgrounds et influences sur le processus créatif, que ce soit au niveau de la composition ou de la production ?
AY : Notre parcours est assez semblable musicalement parlant, car nous avons tous les deux débuté en tant que DJ, à travailler sur des samples. Nous avons tous les deux réalisé, probablement à peu près à la même époque, que nous devions apprendre à jouer des instruments et développer nos capacités pour devenir de meilleurs artistes. Donc quand nous nous sommes rencontrés, nous avons réalisé que nous avions eu à peu près le même parcours et qu’il s’agissait maintenant de réunir nos connaissances pour créer quelque chose de radicalement nouveau. Il n’y avait rien de réellement prévu.
Vous avez eu ensuite travaillé ensemble sur la bande-son de la série Marvel Luke Cage, diffusée sur Netflix. Qu’avez-vous tiré de cette expérience ? Qu-est-ce qui a été le plus difficile pour vous ?
ASM : Je pense que la partie la plus difficile était de s’assurer que nous avions réussi à bien identifier le monde sonore de Luke Cage. Luke Cage est le genre de type qui écoute Wu-Tang, John Lee Hooker ou John Coltrane. Il lit beaucoup de livres liés à l’expérience afro-américaine. Il est également très calme et silencieux, mais porte un certain poids sur ses épaules. Il nous a donc fallu intégrer tous ces éléments : qu’est-ce ça donne pour une personne qui écoute John Lee Hooker, John Coltrane et Wu Tang, qu’est-ce que cela signifie de nos jours ? Toute la génération hip-hop est habituée au sampling, mais pour nous ce n’était pas vraiment une option pour composer une bande originale, même si nous aurions pu le faire. Le défi était donc de construire un monde organique à partir de rien, et de faire en sorte que l’écoute de la musique devienne une expérience en soi, en dehors du visionnage de la série. Nous voulions aussi faire le genre de musique que Curtis Mayfield, Quincy Jones ou Ennio Morricone auraient par exemple fait pour un film – ce qui n’est pas vraiment pratique courante à la télévision. Voilà à quoi on se confrontait. Nous n’avons pas beaucoup dormi pour la première saison (rires), nous avons vraiment tout mis – notre âme, notre esprit – dans cette série, en particulier pour cette première saison.
Comment l’expérience de Luke Cage a-t-elle influencé votre travail sur The Midnight Hour ?
AY : Ça a fait de nous de meilleurs musiciens et de meilleurs compositeurs, car il nous a fallu créer énormément de musique, beaucoup plus qu’il n’en faut d’habitude pour une série TV. Et donc, compte tenu des délais très serrés, ça nous a permis d’apprendre toujours plus et de développer notre capacité de concentration. Chaque fois que nous faisons de la musique, nous ouvrons de nouvelles portes, nous ne faisons jamais la même chose deux fois. Donc, si tu crées davantage sans faire la même chose deux fois, ta palette musicale grandit. C’est donc l’étendue de celle-ci qui nous a amenés à créer des chansons comme Black Beacon ou Gate 54, alors qu’avant Luke Cage, nous faisions des morceaux comme Better Endeavour et There is No Greater Love. Si tu regardes la structure des chansons, les arrangements, les suites d’accords et tout le reste, les morceaux que nous avons créés plus tard sont beaucoup plus élaborés et profonds que les précédents. Ça ne veut pas dire qu’une chanson est meilleure qu’une autre, mais tu peux voir à quel point elles sont différentes.
ASM : De plus, le fait d’avoir accès à un orchestre ouvre définitivement les horizons en termes de composition. L’autre tournant est arrivé lorsque nous avons décidé de jouer la musique de Luke Cage en live. Nous avons organisé un grand concert ; et c’était intéressant de voir comment Adrian allait écrire la musique pour chacun des musiciens. Quand il m’a tendu une partition avec son interprétation de la structure du morceau, j’ai été surpris et j’ai trouvé ça très intéressant. Il m’expliquait ce qu’il y avait écrit sur sa feuille et je lui répondais: « Eh bien, voilà comment on appelle ce type d’accord », etc. En gros, nous avons passé la journée à voir la théorie musicale. Je pense que le fait d’être capable de communiquer de cette façon ça l’a vraiment aidé à passer à un autre niveau. Et le lien entre son processus d’écriture, sa théorie et la véritable théorie musicale a permis un véritable foisonnement en termes de composition. Je ne sais pas si nous en serions arrivés là sans toute cette concentration de travail avec Luke Cage.
Vous êtes-vous rendus compte à un moment donné que The Midnight Hour ne serait pas seulement un projet musical instrumental, mais que vous y apporteriez également des voix et des paroles ? Ou le saviez-vous dès le début ?
AY : Nous avons toujours su que nous voulions poser des voix, mais en même temps, on aime tout autant les morceaux instrumentaux. Il fallait donc trouver l’équilibre entre les instrumentaux et la voix, car ce sont deux mondes que nous aimons énormément. Il est plus facile de terminer un morceau avec du chant que de terminer un morceau instrumental. Mais c’est un défi qui nous plait. Admettons, je joue du piano, il joue de la basse, je joue de la batterie, il joue de la guitare, nous arrivons alors à un point de non-retour dans la composition où tu dois décider si tu veux rajouter du chant ou non parce que si tu décides de faire un instrumental… Il faut savoir que la voix principale, c’est l’instrument principal. Une fois que tu commences à écrire pour l’instrument principal et qu’il s’agit d’une piste instrumentale, tu réduis l’espace réservé aux voix. Et quand tu crées quelque chose de nouveau, c’est toujours très excitant, et tu dois décider si tu t’arrêtes ou si tu continues avec ce que tu viens de trouver – c’est ce type de décisions que nous avons du prendre pendant la phase d’écriture.
Cet album est un voyage à travers toute une gamme d’univers, de sons et d’émotions, et les transitions entre les morceaux sont très subtiles. Le concept fonctionne admirablement.
AY : Je dis toujours que The Midnight Hour – en particulier en live – représente notre passion pour le DJing. Nous aimons le prog rock autant que le jazz, la soul ou la musique classique. La plupart des artistes ont peur d’associer tous ces genres, nous non. C’est ce qu’on offre à notre public pendant nos concerts. Cela fait partie de notre expérience, de notre parcours et ça se voit également sur l’enregistrement de l’album.
Quels ont été les défis auxquels vous avez été confrontés lorsque vous avez préparé le live ?
AY : Ali et moi avons commencé notre carrière en tant que DJ. L’un des trucs que tu apprends quand tu deviens DJ, c’est de comprendre l’audience : tu joues et tu divertis le public, ton job est de définir l’ambiance et de la faire ressentir d’une manière ou d’une autre. Donc on joue, avec le groupe, avec l’orchestre, et on voit le public sous un certain angle. Il faut s’assurer que la tension soit parfois relâchée, leur faire faire les montagnes russes, il faut les emmener quelque part. Il ne s’agit pas simplement de jouer une chanson après l’autre. Notre approche de l’arrangement du live équivaut à la préparation d’un DJ set. C’est comme ça qu’on trouve un moyen de relier une chanson à une autre, de façon à ce qu’on n’ait pas l’impression qu’on arrête la musique. Ensuite, on fait une pause pour marquer le coup et ainsi relâcher ou rétablir la pression. Tout est une question de mouvement. Nous avons organisé le live de cette manière pour donner au disque un autre niveau de lecture.
Qu’est-ce que vous attendez du public, en termes de réception par rapport au concept de l’album?
ASM : Nous espérons vraiment qu’ils l’écouteront et l’apprécieront pour ce que c’est. Tu espères toujours que le public sera capable de comprendre le niveau plus profond de l’album et qu’ils l’apprécieront. Notamment parce que dans l’espace contemporain, la musique n’est plus aussi riche ou enrichissante. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’excellentes chansons et concepts, il y en a beaucoup. L’album de Solange, par exemple, A Seat at the Table, est un excellent disque, une grande déclaration. The Midnight Hour fait de même, mais c’est une autre type de déclaration. Nous espérons donc vraiment que les gens l’écouteront, l’apprécieront, le respecteront et se laisseront emporter. Je pense que la façon dont la musique est consommée de nos jours, c’est un peu comme une barre chocolatée : tu la manges, elle te cale un moment, tu la finis puis tu passes à autre chose – c’est une distraction. Plus jeunes, on écoutait nos disques pendant 2, 3, 4, 5 ans et c’est toujours le cas. Nous espérons donc que cet album aura sa place dans les collections de disques et qu’on continuera à y revenir et à l’écouter.
Quelle est la prochaine étape pour vous après The Midnight Hour ?
ASM : Nous avons déjà commencé le deuxième album et nous venons de terminer la tournée. Nous organisons aussi « Jazz Is Dead » qui met en avant des artistes de jazz légendaires modernes et contemporains, ainsi qu’un espace de performance créé par Adrian et moi-même. Nous allons donc enregistrer une autre série avec des artistes avec qui nous travaillons, comme Roy Ayers, Gary Bartz, Brian Jackson. Nous allons donc nous concentrer là-dessus. Puis dans quelques semaines de nombreux artistes brésiliens légendaires se produiront et nous enregistrerons également avec eux. Après tout ça, nous reviendrons à The Midnight Hour dans un état d’esprit différent. Que ce soit Adrian ou moi, nous n’aimons pas faire deux fois la même chose ; donc ce sera vraiment quelque chose de différent, même si certains aspects rappelleront évidemment le premier album, comme le fait de travailler avec un orchestre. Je suis sur que nous le ferons à nouveau. Pour le reste, je pense qu’il y aura une différence dans la façon d’écrire les morceaux, et qui je l’espère, offrira au public un autre niveau d’expérience de notre expression. Nous avons hâte de tout cela car tous nos projets nous ont beaucoup appris et tout ce que nous faisons nous en apprend un peu plus sur nous-mêmes, c’est comme ça que nous nous améliorons en tant que musiciens. C’est vraiment stimulant de savoir que quelque chose est en train de se passer et qu’il te tarde de te poser pour faire ressortir tout ça. Nous sommes donc impatients de retourner en studio.
Pour terminer, qu’écoutez-vous en ce moment ? Quels sont les artistes qui vous passionnent le plus ces temps-ci ?
AY : Je n’écoute pas vraiment de musique moderne, je ne dis pas qu’il n’y a pas de bonne musique en ce moment, parce qu’il y a beaucoup. À mon magasin de disques Artform Studio, je dis toujours que les nouveautés musicales ne sont que le reflet des vieux disques, parce qu’ils représentent un standard d’excellence en comparaison de ce qui se fait aujourd’hui. À l’époque, pour pouvoir faire sérieusement de la musique, tu devais l’étudier pendant un certain temps… Et quand tu as un groupe de musiciens qui comprennent vraiment la musique, cela place la barre encore plus haut. Ces gars-là m’inspirent. Et donc, récemment, j’ai beaucoup écouté McCoy Tyner, Bill Evans, beaucoup de chansons brésiliennes comme Azymuth, Arthur Verocai. Nous écoutons beaucoup de notre propre musique aussi. Ce qui n’est pas tout à fait normal, car la plupart des artistes consacrent beaucoup de temps à la création d’un album et leur processus n’est pas aussi simple que le nôtre. Du fait que notre travail soit tellement rationalisé, du début à la fin, une grande partie de la musique que nous créons tombe dans différents types de projets, de sorte que nous devons écouter notre musique pendant que nous la mixons, pendant le mastering, etc. C’est un travail qui au final ne vous laisse pas beaucoup de temps supplémentaire pour écouter autre chose. Nous sommes ici en tournée, et nous écoutons notre propre musique, car nous la jouons et nous écoutons aussi d’autres artistes. Mais quand nous sommes de retour aux États-Unis chez nous, que nous composons, nous ne nous posons pas vraiment pour écouter d’autres artistes – sauf en voiture, ce genre de choses…
ASM : En ce moment, j’écoute notamment Minnie Riperton, Donald Byrd, Lee Morgan, Dorothy Ashby, Dizzy Gillepsie – beaucoup de musique de Dizzy, de Mingus, John Coltrane, Maurice Ravel, un peu de Tchaïkovski, et quelques Rachmaninov. Juste pour vraiment comprendre leurs compositions, leurs transitions au piano et comment ils arrangement une symphonie orchestrale et d’autres choses du même genre. J’écoute des classiques plus que la nouvelle musique contemporaine. Je ne me suis pas beaucoup intéressé à ce qui se passe en ce moment… J’ai un podcast intitulé Microphone Check sur NPR sur la culture hip-hop et donc on pense que je m’intéresse à la musique ancienne et contemporaine. Je pense que la beauté de la culture hip-hop c’est qu’elle s’est enrichit depuis ses origines jusqu’à maintenant, mais je pense que ce qui se passe actuellement ne représente pas nécessairement le meilleur de la culture hip-hop – je n’exclus pas ce qui se passe actuellement. Je me sens connecté à certains artistes, comme Noname, une rappeuse de Chicago par exemple. Je suis au courant de ce qui se fait aujourd’hui, mais il y a tellement de choses qui ne sont pas terribles. Je préfère me concentrer sur d’autres éléments de la culture hip-hop. Disons donc que j’ai des goûts musicaux plutôt étranges en ce moment.
L’album The Midnight Hour est sorti sur le label Linear Labs.