Le mardi 15 mai 1984, alors que la Curemania n’est pas encore-là, The Cure retrouvait le public parisien. Parmi les présents entassés dans un Zénith surbondé, certains allaient vivre leur première fois…
“You’re the noisiest audience we’ve ever had” – “Vous êtes le public le plus bruyant qu’on n’ait jamais eu”, le temps d’une traduction approximative… Malgré les clameurs, malgré les larsens d’un ultime morceau pas tout à fait dissipés, ces mots prononcés par l’homme au centre de la scène, chemise blanche immaculée et chapelet autour du cou, semblent résonner avec une parfaite netteté et suscitent une pointe de fierté – celle un peu nigaude de se dire « J’ai donc participé à ça » –, même si, dans le dernier RER C attrapé de justesse, on se demande si on ne les a pas tout bonnement fantasmés, ces mots-là, si cette déclaration en guise de ponctuation finale ne disait finalement pas tout à fait ça… Mais quelques mois plus tard, Concert, le premier album live du groupe dans sa version cassette venait confirmer que non, nous n’avions pas rêvé : la face B constituée de versions scéniques enregistrées au fil des années s’achevait sur le Forever du Zénith et ces mots désormais passés à la postérité – au moins la nôtre…
Pour Laurent, Gilles et moi (pour Alexandre et Thierry aussi je crois), c’était une première fois. La première fois depuis que le groupe était définitivement devenu l’un des piliers de notre Panthéon à l’aide d’une discographie glanée depuis deux ou trois ans dans le désordre, vinyles, cassettes (vierges ou non) et de chansons qui nous parlaient plus que beaucoup d’autres ; un groupe dont on compilait toutes les interviews, en français, en anglais, en espagnol (Laurent apprenait bien le russe mais je ne me souviens pas que nous ayons alors dégoté le moindre papier dans cette langue), notant les références musicales, littéraires, cinématographiques que le leader voulait bien lâcher… On connaissait déjà le parcours presque par cœur – inscrit à un vrai faux fan-club, on recevait de façon aléatoire des fanzines photocopiés qui compilaient historique, anecdotes, paroles, discographie… – et dans le désordre, ça donnait le départ de Dempsey “pas assez stylé”, la présence d’un quatrième membre, Matthew Hartley, pour 17 Seconds, les débuts à Crawley, la parenthèse The Cult Hero, la première pige de Smith chez les Banshees, la même petite amie depuis l’adolescence, les rumeurs de suicide qui guettent après l’enregistrement de Pornography – ceux qui savaient étaient tous tombés d’accord pour dire que Robert Smith serait le prochain Ian Curtis –, l’implosion en tournée, la guérison par la voie de singles (pas si) futiles…
En 1984, on sait donc déjà tout – même cette rumeur née on ne sait plus où qui disait que Robert Smith était mort en France. Et on sait surtout qu’il est doté d’un don d’ubiquité, lui qui multiplie alors les projets et collaborations comme s’il avait la phobie de l’oisiveté – l’année précédente, il a enregistré le disque de The Glove avec le bassiste des Banshees Steve Severin et une chanteuse, Jeannette Landray (qu’on recroisera furtivement plus tard sur un album et un live d’Étienne Daho, sous le prénom de… Ginette), et puis, il a rejoint à nouveau le groupe de Siouxsie avec lequel il enregistre le single Dear Prudence et l’album Hyaena tout en les accompagnant sur scène, comme en témoigne le live Nocturne. Avec l’éviction de Simon Gallup, il semble désormais évident que The Cure et lui ne font qu’un et The Top, nouvel album qui parait au printemps, confirme l’impression, kaleidoscope psychédélique annoncé par une pochette colorée où Smith semble juste obnubilé par le fait de laisser libre court à toutes ses appétences – quels points communs, après tout, entre The Birdmad Girl et Give Me It, entre Wailing Wall et Piggy In The Mirror ?
C’était donc il y 38 ans. Paris, le Zénith, 15 mai 1984. C’est un mardi, comme le rappelle la date du billet. Mais entre nous, je n’en aurai pas eu besoin pour m’en souvenir. Dans l’une des salles du lycée Hoche, j’ai bâclé ce jour là ma version latine en dernière heure de cours (deux jours plus tard, le verdict est tombé : 01/20). Couru jusque chez mes parents pour laisser le cartable – sans doute un sac US. Rejoint Gilles et Laurent (nous habitions la même Résidence), retrouvé Alexandre. Et puis, l’attente interminable du RER à Porchefontaine – ils passaient tous les quart d’heure –, le métro, la salle bondée. Et la question que tout le monde semble se poser : “Qui en première partie ?” “Ce devait être And Also The Trees, mais ils ont annulé je crois”, “On a parlé de Baroque Bordello ou de The Bonaparte’s !”, “Oh je préférerais que ce soit Tanit”. Il est 20 h 30 précisément quand la salle est plongée dans l’obscurité, que le public retient son souffle et qu’un silence de quelques seconde laissent place à une clameur assourdissante. Car la silhouette qui s’avance jusqu’au centre de la scène ne laisse plus planer aucun doute. The Cure, bille en tête. Shake Dog Shake, le son de la batterie mat et cinglant, des silhouettes en ombres chinoises, une formation qui est sans doute l’une des plus éphémère (et l’une des moins populaires) de l’histoire du groupe, avec à la place de Gallup, Phil Thornalley – qui n’a pas encore coécrit Torn mais déjà coproduit Pornography –, Lol Tolhurst désormais aux claviers, feu Andy Anderson à la batterie et à la guitare, au sax et au synthé, le beau-frère de Smith, Porl Thompson, ancien membre de la toute première heure et dont on savait qu’il était le responsable de la pochette de Faith – et c’est pourtant cette formation comme faite de brics et de brocs qui restera comme la responsable de la plus belle version de Charlotte Sometimes. Mouvements de foule – ça peut sembler bizarre, mais à l’époque, il y avait encore du danger dans les concerts – et premier rang en jouant un peu des coudes, sans les amis restés derrière, plus jeunes, plus sages. Thierry qui enregistre sur un walkman. Le meilleur morceau de The Top, Piggy In The Mirror, avec The Birdmad Girl, joué lors d’un des quatre rappels. Toutes les chansons de The Top passées en revue d’ailleurs, aux côtés de morceaux qui sont déjà devenus des classiques – Play For Today, One Hundred Years, A Forest, Primary, 3 Imaginary Boys – mais pas de Boys Don’t Cry… Dernier rappel, Killing An Arab en spirale, Forever et cette phrase donc. Celle qui a tant marqué. “You’re The noisiest audience we’ve ever had”. Les lumières, la sueur, les sourires. Les premiers regrets – “Et Faith, et Cold, et Lament ?” Mais quand même, malgré toutes les imperfections, une douce euphorie. La douce euphorie des premières fois.