Ah c’est déjà fini ?
Profitant d’un abrutissement dit du nouveau variant (je me retape un Covid) je me suis permis de me retaper aussi un joyau de l’adolescence, The Head On The Door, paru le 30 août 1985 soit il y a, oui, quarante ans. Et si je suis encore amusé voire sidéré par un certain nombre de choses, c’est surtout sa brièveté qui m’étonne aujourd’hui. Trente-sept minutes et quarante-sept secondes. Qui passent en fait comme un quart d’heure bien agencé d’une convers(at)ion en bonne et due forme. Pour les puristes, fort marris de voir leur groupe chéri au Top 50, une purge, une trahison communautaire. Pour les nouveaux venus, que les autres appelleront bile en tête curistes* une véritable porte d’entrée vers quelque chose de plus important. C’est un disque de réconciliation, de concorde nouvelle, d’un nouveau départ.

Trois ans après une dispute définitive dans une boîte strasbourgeoise dont je connais l’emplacement précis (visites guidées par groupe de vingt personnes maximum, tarif sur demande à la rédaction qui transmettra) jouxtant le point précis** où un peu plus tard, jeunes curistes nous nous retrouvions pour assouvir notre besoin de caféine ou de baisers torves avant de retrouver les bancs du lycée. Trois ans donc après ces horions, la fâcherie est consommée, Simon Gallup, bassiste capable, est de retour. Le groupe aura fait sa mue sans lui***, son virage pop, ses singles glorieux mais maladroits rassemblés sur Japanese Whispers (1983) que nous étudierons une autre fois, son virage psyché fascinant mais raté**** avec The Top (1984) tout en continuant à drainer une harde de fidèles de plus en plus nombreux.
J’ignore quels furent les fourberies marketing à la manœuvre de l’époque mais toujours est-il que comme Blitzkrieg annonciateur, on ne pouvait pas mieux rêver que ce single indiscutable, sauf par les sachants fans de New Order qui y entendirent clairement (et on l’entend clairement, c’est clairement clair) un emprunt à Dreams Never End. In Between Days, tube, hit, scie, tout le monde finit par fermer sa gueule et danser à en perdre haleine. Morceau toujours absolument génial, parce qu’en plus d’être en partie pompé sur New Order (le meilleur groupe au monde, juste après Joy Division) il n’y a absolument rien à jeter. Enfin peut être juste ces parties de synthés poussives qui vont rapidement nous lasser et qui auraient pu être remplacés par des arpèges de guitares. Mais peut être que Robert Smith garde ses meilleurs emprunts à Felt pour plus tard, qui sait ?
J’ai toujours tendance à considérer The Head On The Door comme un formidable album pop, déviant sur certains sujets mais assez flamboyant. Ce n’est qu’en partie vrai. Toujours est-il que Smith y louvoie en permanence entre sa joie de vivre, son ascension irréversible vers les cimes des charts tout en y cachant un mal être qui n’est pas du flan. Kyoto Song dans le genre fait l’effet d’une douche froide après le torrent In Between Days. Sorte de rebut unplugged de Pornography ou de Faith, le morceau s’étire comme une troupe d’ados goths se réfugiant sous un pont pour se protéger de la pluie mais au bout de deux minutes « it looks good, it taste like nothing on earth », il y a une bascule, presque des chœurs, un truc doux amer qui va définir Cure pour des années. Et même si le morceau est simpliste, il est génial dans ce qu’il annonce. Et d’autant plus horripilant. Même remarque pour The Blood qui tape un peu trop rapproché sur l’acoustique tsigane guitaristique de In Between Days, une caravane qui s’enlise rapidement avec des arabesques orientalisants pas finauds. Quand le meilleur moment d’un morceau c’est le pont, c’est raté et bien que testé en single sur des marchés neutres, c’est pas désagréable mais bon.
Plus encore casse gueule, la candeur de Six Different Ways a au moins le mérite de continuer les fausses couleurs criardes de The Top sans en faire des tonnes. Il y a un point qu’on néglige un peu chez Smith, c’est sa maladresse, sa gaucherie, ce côté déso j’ai merdé mais j’assume tkt. Et Six Different Ways est parfaitement honnête en ce sens.
On repasse aux choses sérieuses avec Push, un morceau synthèse purement offensif qui semble dire à la bande à Bono : cassez-vous bandes de ploucs. Intro de deux minutes vingt déjà, le propos est clair. Définitif. Nous sommes. Vous n’êtes pas et vous ne serez jamais. Et l’hyperviolence moqueuse va se poursuivre en tournant le disque puisque la deuxième face commence avec The Baby Screams, qui renvoie tous les groupes de bal du grand gâtisme nouillave à leurs sillons de bouse. Et Dieu sait s’ils sont nombreux. C’est là où Cure fait le grand saut et part très très loin devant. Et va continuer à se gausser avec cette fable craintive mais hilare, ce hit claustrophobique absurde, cette branlerie géniale : Close To Me. Qu’on a écouté mille fois mais qu’on arrive toujours pas à vraiment bien comprendre. Un accident de studio, un amas de broutilles, presque Beefheartien dans sa déraison (et ça n’est pas un adjectif qui viendrait naturellement à propos de ce groupe), une outre (bien que fans, on en a rapidement soupé à l’époque) assez agréable à dégonfler maintenant. Et qui fait raisonnablement de l’ombre à A Night Like This, classique Smithien en dépit d’un sax navrant, voire abominable. Mais qui réussit bien à prouver qu’à force, on peut mettre le mal être post punk au niveau du grand public. Un morceau pour pleurnicher dans ta chambre mais qui aurait pu être, à une année près, joué au Live Aid et défoncer tout le monde. Pour détendre l’atmosphère, le passable Screw, déclinaison cutie mongole d’un Gang of Four acceptant enfin l’économie de marché, annonce un peu le bordel à venir qui va nous baiser trois fois. Et c’est déjà fini ? Presque.
Ne reste qu’à couler avec Sinking, morceau à la fois magnifique et problématique. Labyrinthe d’expiation « So I Trick Myself / Like everybody else… », sas de compensation entre le passé (The Cure bien qu’issu du punk n’est peut être qu’un groupe d’ambient un peu trop nerveux, ce serait déjà beaucoup) et les chausses trappes à venir, et notamment ces nappes de DX7 pourries qui vont et faire école et niquer en partie Disintegration. Mais il faut surtout et plutôt écouter les guitares*****, qui luttent contre ça avec une finesse rarement atteintes. Une pudeur décidée qui fera rentrer à la fois commercialement The Cure dans la cour des grands sans jamais renier cette place unique de groupe unique, problématique et définitivement à part. Et moi, j’avais 14 ans et je portais des Nike, et surement pas pour jouer au basketball. La vie commençait, enfin.
The Head On The Door par The Cure est sorti le 30 août 1985 sur Fiction / Polydor
* Moyen, le headshot. ** Rue Adolphe Seyboth, ça donne un bon indice aux locaux. *** Lui, en revanche n’aura à peu près rien foutu, que celui qui a une fois écouté l’album de Fool’s Dance me jette la première pierre. **** Mais nous laisserons volontiers le sujet à Christophe B. qui a sûrement une autre opinion qu’on attend de pied ferme depuis un moment. ***** Qui en comparaison avec les Simple Minds, U2 et autres bandes à badernes de l’époque ont plus à voir avec le folk rock anglais et Richard Thompson en particulier.