On ne doit pas rencontrer ses héros ? Sans doute. Mais il y a toujours des exceptions. Lorsque j’ai rencontré Peter Milton Walsh pour la première fois, c’était dans les locaux de son label français – New Rose, peut-être – un matin de novembre, au lendemain d’une prestation électrique au festival des Inrockuptibles. Je crois qu’il avait une légère gueule de bois – et il n’a donc pas dû s’apercevoir que je tremblais légèrement et que j’avais la bouche désespérément sèche. Au moment de lancer le magnéto pour enregistrer ses propos, je ne me doutais pas qu’on parlerait de Kylie et de Dusty, je ne me doutais pas qu’il me laisserait un exemplaire de son premier 45 tours. Et je me doutais encore moins qu’un quart de siècle plus tard, j’écrirais encore à son son sujet – avec la même peur de ne pas être à la hauteur.
À l’orée des années 90, on avait depuis longtemps rédigé l’épitaphe de Peter Walsh et de The Apartments. « Compositeur australien surdoué, contemporain de Robert Forster et de Grant McLennan, responsable d’un album essentiel – The Evening Visits… Ans Stays For Years – et d’une poignée de singles. A disparu aux environs de 1987, sans laisser d’adresse ». Et puis, l’an passé, l’homme donnait de ses nouvelles, comme si de rien n’était. Drift, disque bleuté et séduisant, confirmait un talent intact. Aujourd’hui, Peter Walsh annonce même la sortie prochaine d’un nouvel album. Une occasion rêvée pour une visite guidée inespérée. État des lieux.
Interview : Les Frères Poussière. Photos : Michelle Pavlou
Considères-tu The Apartments comme un véritable groupe?
Je le souhaiterais… Il est très difficile pour moi d’avoir un groupe puisque je ne donne que peu de concerts et que je n’enregistre pas souvent. Cela dit, comme je n’ai pas envie de m’entourer de musiciens de session, comme je veux jouer avec des gens que j’aime, je préfère garder ce nom. Pourtant, je n’ai jamais été très fort pour garder des musiciens à mes côtés. La première formation de The Apartments, celle avec laquelle j’ai enregistré le premier single, The Return Of The Hypnotist, était parfaite au départ. Le batteur était excellent, le bassiste cuisinait très bien et j’étais proche du guitariste. Et puis, l’héroïne a tout foutu en l’air… Sunset Hotel, sur mon premier album, parle de ça : c’était le lieu où tous les amis allaient prendre leur dope. Je détestais cet endroit… Pour en revenir à la question, je ne suis pas Elvis Costello, je n’ai pas assez confiance en moi pour utiliser mon nom. De toute façon, personne ne le connaît…
The Evening Visits… et Drift auraient été différents si tu les avais enregistrés avec d’autres musiciens ?
Pour le premier album, j’avais tout en tête lorsque j’ai signé avec Rough Trade. Les chansons étaient écrites, je savais ce que je voulais, même si je ne suis pas parvenu à l’obtenir. Pour Drift, en revanche, je crois que trois chansons au moins n’auraient jamais sonné de cette façon sans le jeu de guitare de Greg (NDLR. Atkinson, qui joue aussi dans Big Heavy Stuff) : The Goodbye Train, Nothing Stops It et What’s Left Of Your Nerve. J’adore sa façon de jouer, sa façon de composer également : Mad Cow est un morceau fantastique ! Et puis, je lui dois beaucoup… Lorsque je suis rentré en Australie, je n’étais pas très fier de moi, j’étais dégoûté par le monde de la musique. Nerveusement, j’étais au bord de l’épuisement. J’ai rencontré sa petite amie, un après-midi : j’étais passé le voir chez lui mais il était sorti. Je suis resté quand même : nous avons discuté, je lui ai joué quelques chansons. C’est là qu’elle m’a dit : « Tu dois les enregistrer, tu ne peux pas les garder pour toi… » C’est elle qui fait les chœurs sur The Goodbye Train. Greg et elle m’ont donné l’envie de tout recommencer. Ils m’ont fait comprendre que je n’aurais jamais dû arrêter…
Aujourd’hui, regrettes-tu les huit années écoulées entre les deux albums ?
Oh que oui… Tu sais, j’aime l’idée que tu puisses écouter une chanson d’une période particulière et savoir ce qui pouvait se passer alors dans la vie du compositeur. Toutes les chansons que j’ai pu écrire pendant ces années se sont aujourd’hui perdues : personne ne les entendra, jamais… Après mon premier album, Rough Trade a commencé à avoir des problèmes financiers, ils faisaient tout leur possible pour garder les Smiths. Ce que je pouvais comprendre… Tout leur argent, toute leur énergie était consacrés aux disques de Morrissey et Marr. Et les problèmes ont commencé…
Que s’est-il passé, exactement ?
En fait, je ne peux reprocher à personne ce qui est arrivé, ou plutôt ce qui n’est pas arrivé… Normalement, dans ce milieu, tu sors un disque et puis tu joues le jeu pour le promouvoir. Moi, je n’ai jamais fait cela. Après la sortie de The Evening Visits…, j’ai donné des concerts en Angleterre mais, comme je n’étais pas satisfait du disque, je me suis refusé à en jouer les morceaux. Or le public venait voir le groupe pour entendre ces chansons-là. J’ai agi comme un idiot. Et puis, je me suis complètement isolé du business… Les gens me disaient souvent : « Mais, mon pauvre vieux, personne ne s’intéresse à cette musique ». Alors, j’avais tendance à les croire et je me laissais aller.
Que penses-tu de la réédition de The Evening Visits… ?
Au départ, cette idée ne m’enchantait guère. Avant de signer avec mon label australien pour Drift, le boss m’a avoué à quel point il avait adoré The Evening Visits… C’est bien la première fois qu’un Australien me disait cela ! De toute façon, personne n’a jamais acheté cet album en Australie. Tu sais, mes amis ont toujours trouvé que la production ne rendait pas grâce aux chansons… J’ai dû enregistrer très vite et je suis incapable de travailler dans l’urgence. Quelques mois plus tard, après la sortie de Drift, Patrick de New Rose m’a pourtant fait la même proposition. Je n’avais jamais imaginé qu’il puisse exister une telle passion pour ce disque ! Je me suis laissé tenter… Cet album est une bonne photo de moi à 25 ans. Il m’a fallu près de neuf ans pour comprendre que le côté mélancolique des chansons venait de ma situation : tout allait mal, en amitié comme en amour. J’étais incapable de rester quelque part, je préférais la fuite en avant, la solution la plus simple…
C’est pour cela que tu es parti aux États-Unis au début des années 1980 ?
Oui, entre autres… je ne savais plus quoi faire. J’avais commencé un nouveau groupe en Australie, Out Of Nowhere. Mais nous n’allions nulle part, c’était pathétique. Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone de Robert Vickers (NDLR. futur bassiste des Go-Betweens) qui s’était installé à New York. Le guitariste de son groupe venait de partir et il m’a demandé si j’avais envie de tenter l’aventure. Je n’avais strictement rien à perdre. La veille du départ, j’ai reçu une cassette de ce fameux groupe. Je ne sais pas pourquoi mais je ne l’ai jamais écoutée… Toute la nuit, j’ai fêté mon départ avec mes amis et je suis parti directement à l’aéroport. Dans l’avion, j’ai écouté la cassette. Et là, je me suis rendu compte de mon erreur ! Le chanteur avait une voix atroce… Robert était sincère, il a vraiment cru que ce groupe était fait pour moi ! L’aventure a duré trois mois et je suis resté un an et demi à New York.
On te retrouve ensuite à Londres, comme bassiste des Laughing Clowns. Tu t’accommodais facilement de ce rôle de simple musicien alors que tu étais avant tout compositeur et chanteur?
Ed Kuepper m’a berné pour cette aventure ! J’étais encore à New York lorsqu’il m’a contacté. Il voulait que je le rejoigne à Londres et m’avait promis que nous jouerions certains de mes morceaux. Comme de bien entendu, il ne choisissait que les siens ! Ed est vraiment un guitariste très doué… Je l’adore. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne l’ai pas connu à Brisbane à l’époque des Saints. Je ne l’ai rencontré qu’en 1980, alors qu’il venait de commencer son label en Australie, Prince Melon. Je lui avais envoyé une cassette d’Out Of Nowhere car je voulais faire la première partie des Laughing Clowns. J’adorais leur tout premier EP… Il voulait que j’enregistre pour son label et savait comment m’appâter : « Nous allons produire un disque et il sonnera comme les Walker Brothers ! » Immédiatement, je me suis très bien entendu avec Ed, nous avions les mêmes goûts : nous vénérions Dusty In Memphis de Dusty Springfield, nous adorions Scott Walker… En fait, tout le monde le voyait comme le grand-père du punk, comme « Monsieur Stooges », alors qu’il adorait avant tout les ballades, la grande pop musique.
Peut-on dire que tes textes sont autobiographiques ?
Je ne suis pas très imaginatif… Je suis plus à l’aise pour parler de ce qui m’a affecté. Je ne suis pas Lloyd Cole, je ne peux pas inventer un personnage : « Aujourd’hui, je serais perdu à la Nouvelle Orléans, demain, le roi de New York »… Même si j’adore une certaine pop musique universelle, les chansons qui me touchent le plus ont toutes un côté personnel. Je pense que les choses qui peuvent ou ont pu m’arriver ne sont pas uniques. Les circonstances le sont peut-être, mais certains événements ont affecté tout le monde, les gens ressentant la même chose face à telle ou telle aventure…
Comment as-tu réagi lorsque tu as appris que Ivo voulait reprendre Mr Somewhere sur le troisième album de This Mortal Coil ?
Je ne le savais même pas ! Tu sais, lorsque j’ai enregistré cette chanson, personne n’a sauté au plafond, du style : « Oh ! Cela pourrait faire un excellent single ! » À mon retour en Australie, fin 1989, j’ai vu Amanda Brown. Les Go-Betweens s’étaient séparés : elle m’a proposé de donner quelques concerts ensemble et m’a presque ordonné de jouer Mr Somewhere. Deux mois après, j’ai rencontré Steve Kilbey des Church qui m’a avoué vouloir faire une reprise de Mr Somewhere ! Et puis, six mois plus tard, il m’a rappelé pour me dire qu’il abandonnait l’idée car This Mortal Coil l’avait devancé. Tout à coup, 1990 et 1991 sont devenues « les années Mr Somewhere » ! Mais j’ai été quelque peu déçu par cette version. Caroline Crawley est une superbe chanteuse, mais lorsque j’ai entendu la reprise, j’ai eu l’impression qu’elle lisait le texte, comme si quelqu’un lui avait dit : « Nous avons enregistré la musique, tiens, voilà les paroles. Et surtout, n’écoute pas l’original, elle pourrait t’influencer… » J’étais d’autant plus déçu que pour moi, This Mortal Coil, c’était Liz Fraser interprétant Tim Buckley, quelque chose d’aussi beau que les… Walker Brothers. (Sourire.)
Aimerais-tu écrire des chansons pour d’autres artistes ?
Lorsque je vivais à Londres, je n’avais pas un sou en poche, j’habitais chez Ben Watt et Tracey Thorn d’Everything But The Girl… Comme ils avaient tout l’équipement nécessaire, je m’amusais à enregistrer des chansons, plutôt électro-pop. Lorsque Ben les écoutait, il était persuadé que je devais les proposer à… Kylie Minogue ! Ils étaient si cheap, la production était atroce. Dommage car j’aime bien Kylie… Dans les années 1990, elle a au moins réalisé trois singles pop parfaits. Je reprenais Better The Devil You Know sur scène, avec Amanda : elle ne comprenait pas pourquoi je la forçais à jouer cette horreur. Moi j’ai toujours trouvé cette chanson excellente…
On parle d’un nouvel album des Apartments pour bientôt…
Effectivement, il devrait sortir, sur Hot, le nouveau label de Ed. Il s’intitule A Life Full Of Farewells. J’en suis vraiment très satisfait pour une fois, je le trouve très… cohérent. J une sais pas encore s’il sortira en France puisque le label de la FNAC vient de disparaître. De toute façon, l’histoire ne cesse de se répéter : Rough Trade a commencé à avoir des problèmes en 1985, la maison de disques australienne qui a sorti Drift a fermé ses portes… Je dois porter la guigne !
Que penses-tu du fait que les Apartments soient considérés comme un groupe culte ?
Pourquoi pas, après tout ? J’ai commencé à écrire des chansons à 12 ans, j’ai fait mon premier groupe à 15 ans et depuis, je n’ai jamais arrêté… Lorsque je compose, j’ai toujours assez confiance pour penser que des gens devraient écouter ces chansons. Et je suis toujours aussi fier que certaines personnes, aussi peu nombreuses soient-elles, les aiment à ce point. C’est un sentiment extraordinaire.