C’est rare mais il en existe encore, parfois. Des albums qui s’imposent, d’emblée, et qui éclipsent à peu près tout le reste. Des albums dont on devine, quelques minutes après une découverte presque fortuite, au détour d’une précieuse recommandation amicale, qu’ils vont faire partie de cette catégorie particulière qui se niche au cœur du quotidien : ceux que l’on écoute – tous les jours d’abord, au moins deux fois par semaine ensuite – jusqu’à en retenir les moindres inflexions, sans parvenir pourtant à en épuiser la substance. Comme s’ils contenaient une vérité essentielle qui ne pouvait se révéler que dans la répétition assidue. Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur des disques de cette trempe. Alors sur deux, simultanément, cela tient presque du miracle. Ils ont pour titre The Restless Dreams Of Youth, 2021 et Start At The End, 2022. Un diptyque introductif publié sur le tard par une autrice américaine – Tamar Berk, donc – dotée déjà d’une solide expérience musicale et qui semble avoir simplement attendu les décennies nécessaires pour exprimer ce qui lui tient à cœur avec une maîtrise et une sincérité sidérantes. On revit, en l’écoutant, un peu de l’intensité de ces chocs éprouvés il y a bien longtemps en découvrant pour les premières fois à quelques mois d’intervalle Exile In Guyville, 1993 de Liz Phair ou Whatever, 1993 de Aimee Mann. Des premières œuvres déjà parfaitement mises en forme, des prises de parole singulières et destinées à durer. C’est avec la même honnêteté que Tamar Berk a donc consenti à revenir, en quelques mots, sur ces longues années de maturation lente ainsi que sur le contexte, plus dramatique, de conception de ses œuvres déjà majeures.
Tu as joué dans de nombreux groupes pendant longtemps. Qu’est-ce qui t’a décidé à enregistrer seule tes propres chansons l’an dernier ?
Tamar Berk : J’ai commencé la musique il y a un peu plus de vingt ans du côté de Chicago dans un groupe de power pop qui s’appelait Starball. Quand Starball s’est séparé, j’ai ensuite joué dans pas mal d’autres groupes ici et là – Paradise, The Countdown, The Pynnacles. La plupart du temps, je jouais des claviers. J’ai donc souvent changé de groupes et de villes – Chicago, Cleveland, Portland – au fil des années mais j’ai toujours continué d’écrire des chansons. J’ai fini par m’installer en Californie, à San Diego, il y a quelques années. Je ne connaissais pratiquement aucun musicien et j’ai donc dû repartir quasiment à zéro. Je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais de retravailler sérieusement sur mes compositions et peut-être d’en faire enfin quelque chose. J’étais plus vieille et je n’avais plus vraiment l’énergie de former un groupe ou de m’intégrer dans un projet déjà rodé. J’ai répondu à quelques petites annonces, j’ai même participé à des auditions mais, très vite, j’ai senti que ça ne me convenait plus vraiment. Je me suis donc replongée dans mes brouillons et mes maquettes et j’ai demandé à quelques musiciens avec qui j’avais déjà joué sur scène de me donner un coup de main pour les finaliser, notamment à Matt Walker qui est un ami de longue date et qui a joué de la batterie avec Smashing Pumkins, Garbage et Morrissey. Ils ont accepté et c’est comme cela que j’ai enregistré mon premier album, The Restless Dreams Of Youth, en 2020. Matt particulier a vraiment été un partenaire très important. Nous partageons les mêmes références et le même vocabulaire musical. Je peux lui dire : « J’ai envie d’un son à la Elvis Costello ou à la Joy Division« . Et il comprend tout de suite ce que je veux dire. Nous étions en pleine période de confinement et toutes les chansons du premier album ont été enregistrées à distance les uns des autres, dans nos studios respectifs.
J’ai pensé à Liz Phair, plutôt pour le premier album, et à Aimee Mann pour le second. Est-ce que ce sont des références qui te paraissent pertinentes ?
Tout à fait. J’adore les deux premiers albums de Liz Phair, et notamment la production de Brad Wood. Je suis moins fan de ce qu’elle a fait ensuite. Pour The Restless Dreams Of Youth, j’ai essayé de m’inspirer un peu de ce côté très cru, très brut des guitares. J’admire aussi Aimee Mann. Il y a quelques chansons, notamment sur la B.O. de Magnolia, qui m’émeuvent énormément, notamment à cause des paroles. J’apprécie beaucoup Suzanne Vega et son écriture très poétique. Je me sens aussi assez proche de Juliana Hatfield et de sa façon de mélanger pop et rock. Cela s’entend peut-être un peu moins mais j’aime aussi la démesure dramatique des premiers albums d’Alice Cooper. The Carpenters et Bread, aussi – David Gates, quel songwriter ! Dans mes playlists sur Spotify, il y a essentiellement du soft rock des années 1970. Il y a une qualité musicale et mélodique indépassable à mes yeux.
Le second album, Start At The End, vient tout juste de sortir, un an à peine après le premier. Pourquoi ?
Au départ, je n’imaginais enregistrer un deuxième album aussi rapidement. J’avais commencé à composer une ou deux chansons que j’avais envoyées à Matt. Et puis mon père est décédé, très brutalement, en juin 2021. Cela a tout bouleversé dans mon existence. Je me suis mise à écrire plusieurs chansons à la suite et je me suis rendu compte que j’avais besoin de terminer l’album parce que cela m’aidait à supporter le deuil.
Quand as-tu commencé à écrire des chansons, plus précisément ?
C’était il y a très longtemps, quand j’étais adolescente. J’ai pratiqué la danse quand j’étais plus jeune, au point de devenir presque professionnelle. Je faisais aussi pas mal de photos. Et puis, à peu près au même moment, j’ai acheté ma première guitare. J’avais déjà pris de cours de piano mais, pour la guitare, je me suis débrouillée pour apprendre toute seule, avec un manuel très basique. J’écoutais beaucoup de folk et j’avais envie de découvrir comment ces chansons que j’adorais étaient construites en les interprétant moi-même. Quand je me suis installée à Chicago, à la fin des années 1990, j’ai commencé à composer et à enregistrer mes propres démos sur un quatre-pistes. J’ai emprunté une guitare électrique rose à un ami et je suis rapidement devenue une obsessionnelle du songwriting. J’écrivais presque tous les jours. J’ai essayé de monter un groupe pour jouer ses chansons avec mon copain de l’époque mais ça n’a jamais vraiment abouti.
Est-ce que ces premières esquisses possédaient déjà une structure et des mélodies très classiques ?
Je crois que les mélodies ont toujours été présentes mais, quand j’étais plus jeune, j’étais beaucoup moins sûre de moi. Je me préoccupais beaucoup plus d’avoir l’air cool et la plupart de ces premières chansons étaient beaucoup plus agressives. J’étais plus en colère. Même si les structures pop étaient déjà là, les morceaux ressemblaient plutôt à du Hole ou du Veruca Salt. Je criais beaucoup plus. C’était amusant mais, en vieillissant, j’ai pris conscience que j’aimais avant tout les popsongs classiques. J’ai grandi avec les chansons des vieux Disney – Blanche Neige, Le Livre de la jungle – et celles des Beatles. Je me suis donc peu à peu détournée de l’agressivité sonore de l’indie-rock des années 1990. Il y a eu toute une période pendant laquelle j’ai sans doute poussé le bouchon un peu loin dans l’autre sens. Le dernier album de Starball est vraiment très très pop, presque bubblegum, un peu trop même à mon goût. Je n’avais pas encore l’impression d’avoir bien identifié ma propre voix. C’est pour cela que je n’ai quasiment plus rien publié pendant longtemps, presque quinze ans. Et puis j’ai composé Shadow Clues – le premier single du premier album – et, pour la première fois, j’ai eu l’impression de parvenir à exprimer clairement et honnêtement ce que je ressentais.
Cette sincérité est particulièrement perceptible. Est-ce que tu crains parfois de t’exposer trop intimement quand tu écris une chanson ?
Cela peut m’arriver, notamment pour le dernier album que j’ai enregistré alors que j’étais en train de me remettre du décès de mon père. J’étais vraiment dans un état lamentable. Il y a une chanson en particulier, You Already Knew, qui évoque directement sa disparition et, jusqu’au dernier moment, j’ai hésité à la faire figurer sur l’album. J’avais peur que ce soit trop intime ou même un peu larmoyant. J’en ai parlé avec les membres de ma famille et ce sont eux qui m’ont encouragé à la rajouter au dernier moment alors que je me demandais vraiment si quelqu’un d’autre aurait envie d’écouter ce genre de choses. C’est une chanson assez courte mais je sais que je penserai à lui à chaque fois que je l’entendrai ou que je la jouerai. J’ai essayé de conserver un certain équilibre entre ces moments de confession, presque dramatiques, et des titres plus légers comme Real Bad Day ou Dandelions In My Flower Bed. J’avais aussi envie de moments moins sérieux. Pour en revenir à ta question, je crois que, quand j’étais plus jeune, je me préoccupais davantage des réactions suscitées par mes chansons et de la manière dont elle pouvait être perçues par les autres. C’est pour cela que j’étais sans doute moins honnête et moins fidèle à mes propres vérités. J’écrivais en essayant d’imaginer ce qui pouvait plaire aux gens. Alors que les chansons qui me touchent le plus, à titre personnel, sont celles dont les auteurs parviennent à s’exposer avec une transparence totale. Et ça finit toujours par s’entendre. Je pense, par exemple, à Chemtrails Over The Country Club, 2021 de Lana Del Rey. Je l’ai trouvé incroyablement honnête et j’ai le cœur qui se fend à chaque fois que je l’écoute.
Tu as décrit ton premier album, Restless Dreams Of Youth, comme une lettre d’amour adressée à toi-même. Qu’entends-tu par-là ?
C’est un album dans lequel j’ai essayé de régler un certain nombre de comptes avec mon passé. Je ne suis pas forcément hostile à toute forme de nostalgie mais, quelque fois, il m’arrive de me plonger dans mes souvenirs de jeunesse alors que certains sont assez douloureux. J’avais envie de m’échapper de ces ruminations en me dédoublant, en quelque sorte. Dans la plupart de ces chansons, j’essaie de porter un regard plus posé et plus bienveillant sur un certain nombre d’épisodes malheureux : des mauvais souvenirs d’enfance, des relations merdiques qui ont existé mais que j’ai surmonté et que j’arrive à accepter désormais, parce qu’ils font partie de ma vie. Start At The End, le second album, a plutôt été conçu comme un journal intime ou une succession de petites nouvelles dans ce contexte très particulier que j’évoquais plus tôt. Tous ceux qui ont perdu un parent proche ou un être très cher savent qu’on n’est jamais le même après le deuil. C’est ce que j’ai essayé de comprendre en m’intéressant à ces différences et ces ruptures entre ce que j’étais avant et ce que je suis devenue après. Je n’en avais pas forcément conscience au moment où je les ai conçus mais les deux albums forment presque les volets d’un diptyque.
Sur le plan des arrangements ou des instrumentations, Start At The End est également beaucoup plus divers et contrasté que le premier album.
Oui, j’ai été obligée de casser un certain nombre d’habitudes ou de routines. D’habitude, je mets beaucoup de temps à terminer l’écriture d’une chanson. Souvent, je vis avec elles pendant plusieurs années avant que le résultat final ne finisse par émerger. J’ai toujours en tête ce fantasme qu’il existe une version parfaite de chaque chanson et qu’il faut essayer à tout prix de la saisir en multipliant les essais et les erreurs. J’ai un rapport un peu obsessionnel avec la musique : j’ai du mal à lâcher prise tant que je n’ai pas trouvé cette solution particulière pour résoudre l’énigme de chaque chanson. Cette fois-ci, j’ai dû m’adapter à une certaine forme d’urgence. Je savais que si je ne parvenais pas à terminer cet album très vite, je ne serai plus capable de me confronter à ce qu’il évoque. Pour la première fois, j’ai donc été obligée de travailler à partir d’ébauches très succinctes : pour la plupart des titres, je ne disposais comme point de départ que d’un couplet et d’un refrain. Je me suis donc efforcée de les faire évoluer en testant différents arrangements et différents instruments. Ce n’était pas forcément très facile ni très agréable tout le temps. A plusieurs reprises, j’ai appelé Matt, mon batteur, pour lui dire : « J’ai besoin de faire une pause. Je n’aime pas du tout ce que cette chanson est en train de devenir. » Il y a même des moments où je me suis retrouvée à travailler sur dix versions différentes du même morceau ce qui est particulièrement inconfortable. Donc, Restless Dreams Of Youth était presque exclusivement centré sur les guitares. Ce n’est pas le cas du tout cette fois-ci : il y a des claviers, du piano, des cordes. J’avais envie d’associer ces nouvelles émotions à de nouvelles atmosphères musicales. Et puis, vers la fin, je me suis autorisée quelques moments de détente en revenant à ces guitares power-pop plus familières. C’est un peu comme cela que fonctionne le processus du deuil : on a l’impression que le chagrin ne disparaîtra et puis, un matin, on finit par retrouver un peu de joie de vivre. Et puis on rechute quelques heures plus tard, sans raison apparente. Il m’arrive encore de fondre en larmes devant une publicité anodine ou simplement en apercevant un vieux monsieur qui me rappelle mon père. C’est très bizarre.
Dans plusieurs de ces chansons, tu évoques une impression de répétition, le sentiment de revivre les mêmes expériences.
Tout à fait. Et tout particulièrement dans ces circonstances horribles. Il y a vraiment eu des jours où je me demandais comment j’allais tenir jusqu’au soir sans craquer. Dans ces moments-là, la seule solution a consisté à me concentrer sur les routines de la vie quotidienne, tous ces petits gestes qui permettent de tenir et d’avancer : faire le ménage, la cuisine, jouer quelques notes. Je te disais que j’avais des traits de personnalité un peu obsessionnels et c’est donc particulièrement difficile de tourner certaines pages ou de considérer qu’un événement douloureux fait partie définitivement du passé. Mon père est mort à l’hôpital pendant la crise sanitaire, dans un contexte de désorganisation que tu peux imaginer. Je n’arrivais plus à m’arrêter de me demander si j’aurais pu faire mieux ou différemment.