Il m’aura fallu faucher les blés
Apprendre à manier la fourche
Pour retrouver le vrai
Faire table rase du passé…
Alain Bashung
Un sentiment étrange nous vient parfois. On peut ainsi avoir adoré un disque, l’écouter plus qu’il ne le faut – épuiser ses amis à force de références incessantes à son propos – et puis, plus rien. Le vide. J’ai, pour ma part, ce sentiment avec un disque, OK Computer de Radiohead. C’est un album qui m’a accompagné durant des années mais que je n’écoute plus aujourd’hui… J’irai plus loin : cette musique, je crois, je ne l’écouterai plus. Le sentiment esthétique est proche souvent, sans que l’on s’en rende véritablement compte, du sentiment amoureux. Il s’éteint parfois brutalement. C’est aussi l’aventure d’une vie et de nos goûts, un tissage merveilleusement complexe qui nous fait abandonner bien de nos anciennes passions, du jour au lendemain. Alors pour retrouver ce qui nous semble vrai, il faut faire table rase du passé. Éviter l’amertume. C’est toute la réflexion du dernier ouvrage de Cynthia Fleury. Ci-Git L’amer est un superbe aveu, un livre comblé de fragilités et d’incertitudes. Mais il se refuse à la fixation, à ce désir mortifère qui nous fait ne pas oublier. Alors oui, il faut couper net et ne pas revenir en arrière. La vie devant, c’est un peu l’histoire de Joseph Kabris. L’excellente maison d’édition Anamosa publie le travail passionnant de Christophe Granger. Vie extraordinaire d’un homme qui parti sur un baleinier, finit sur l’une des îles Marquises. Il devient, dans une tribu, l’un des guerriers les plus respectés. Il s’immerge à un tel point qu’il en oublie son langage d’origine. Tatoué de pied en cap, il est autre. Ou, enfin, lui même. Son passé s’est dissolu dans les vies parallèles qu’il s’offre. Le corps de Kabris devient une légende, ses tatous le racontent. Il mourra, dans la misère, comme une bête de foire à son retour en Europe. Granger narre superbement ce personnage complexe qui arrive à vivre d’un tas de mondes contradictoires, avec une force inouïe. C’est ainsi que l’on pourrait décrire Neil Young. Surtout pour la période de ce Volume II des Archives – 1972/1976. Les amateurs du loner, à la vue de cette période, savent très bien que ces archives regroupent une vie sombre d’aventures, de beauté grandiose, de merdes scintillantes – de l’inégalé tout simplement. Neil Young a pu cacher des merveilles, saccager des disques, mais il est un fidèle. On ne l’adore pas – il nous est nécessaire. Jamais, je n’ai plus écouté un disque du canadien. J’ai pu longuement l’oublier mais la vie m’a toujours ramené vers ces merveilleuses compositions. Il ne s’agit, ici, aucunement de fond de tiroirs, non. C’est plutôt les tatouages remarquables d’un homme sans pareil, et toutes ces chansons vont nous accompagner un bon moment dans nos vies. Indélébiles et précieuses. Et me voilà, à un moment de mon existence où j’ai du abandonner mon boulot et quitter la ville où je créchais. Tabula Rasa. Je pars pour vivre autre chose. Avec la femme que j’aime et mon fils, ces archives vont habiter mes jours prochains, mes années – un temps fou. Le 20 novembre, pour retrouver le vrai et apprendre à manier la fourche, Neil Young nous donnera encore, une leçon de liberté.