Sufjan Stevens & Angelo de Augustine, A Beginner’s Mind (Asthmatic Kitty)

« I have a memory of a time and place where history resigned »

Débutant par une plage d’ouverture ample, nette et instantanément chaleureuse, A Beginner’s Mind, disque de retour au folk de Sufjan Stevens et Angelo de Augustine, annonce son programme sans détours. D’une part, la voix agile et souple d’Angelo de Augustine et d’autre part, le timbre fragile de Sufjan Stevens, enfin à nu après tant de dissimulations, réunis là pour conduire à deux des mélodies charpentées, immédiates, et aussi familières à l’oreille que du bois craquant dans la cheminée. Familier donc cet album issu d’une collaboration qui n’est pas neuve : Augustine, signé depuis plusieurs années chez Asthmatic Kitty, le label maison de la famille Stevens, a fait paraître deux de ses albums solo avec l’assistance du chanteur de Détroit. Familiers encore ces arrangements qui jouent les faux-semblants d’un retour aux sources de Sufjan Stevens : ainsi, la troisième piste de A Beginner’s Mind, Back to Oz, menée par de Augustine, semble de ces fausses pistes dont est formé le projet : une chanson qui débute sur un riff de basse, accélère sur un refrain où l’on peine à distinguer le chœur joué par Sufjan — comme un calque vibrant, ou de ces bandes dub qui faisaient le son des sixties— enfin, s’épanouit sur une mélodie imparable, peut-être la meilleure de Sufjan depuis des années, ultimement, se souligne par un solo d’Augustine. On s’y méprend, on croit retrouver une composition de la période Illinois, on songe être dans un rêve tissé des couleurs qui ont fait la discographie de Sufjan dans sa période pré-électronique, on se sent malgré tout en territoires nouveaux : la voix d’Augustine qui bat la mesure, la mélodie qui fleurit telle une phrase jamais prononcée.

Familière encore la piste suivante : Pillar of Souls. Balade spectrale sur le thème du film Hellbound (1994) où se confondent différentes nappes de voix, où vient résonner une sorte d’écho minéral lointain, et où Sufjan, seul cette fois-ci, évoque un monde obscur d’un timbre brisé. Chanson écrite à l’encre des tombeaux, Pillar of Souls traverse des thématiques déjà rencontrées dans l’œuvre du chanteur et remet sur le métier une méthode, une facture immédiatement assignable à un genre quasi propre à Sufjan : le requiem folk. It’s all flesh in my mind, chante-t-il, et on croit avoir pris un virage de plus dans Carrie and Lowell.

Sufjan Stevens & Angelo de Augustine
Sufjan Stevens & Angelo de Augustine

On pouvait déjà juger de la proximité d’Angelo de Augustine et de Sufjan Stevens depuis les débuts du premier. Le dernier album de celui-ci, Tomb, servait de contrepoint presque rigoriste à la folk devenue hirsute, baroque, tantôt inaudible du second. Ses compositions, sur lesquelles on ne peut qu’apposer l’adjectif un peu décoratif d’intimiste, venaient flatter des instincts conservateurs chez l’auditeur, quand, l’autre part de ce duo arpentait lui des chemins peu aimables, abandonnant tout à la fois son rôle de littérateur kitsch de l’americana et son décor auditif tout de cuivres et de banjo brodé pour un album de musique assisté par ordinateur, l’éreintant The Ascension et une pluie d’EP d’ambient music. En somme, il y avait de quoi imaginer un retour à l’équilibre dans cette rencontre des forces adverses. A Beginner’s Mind est un peu plus que cela.

L’album n’est pas réductible à la formule d’un retour aux sources tant le son continue de produire des détours qu’on ne saurait prédire. Ainsi, (This Is) The Thing et son pendant, It’s Your Own Body And Mind, jouent respectivement un petit tour de drone pour l’une et pour l’autre, un retour vers le low-fi du début des années 2000. A ce titre, It’s Your Own Body And Mind est un probant exemple de la diversité interne du disque : il y a un jeu sur les registres, sur les paroles, entre un kitsch du développement personnel et l’absence de signification générale et bien sûr entre d’une part la netteté dans le chant d’Angelo et d’autre part l’effet low-fi un peu gimmick de Sufjan. En moins de deux minutes trente, la piste est d’une précision, d’une densité, qui la range immédiatement dans un petit coin de notre crâne, flottante comme une phrase simple, aussitôt entendue, aussitôt oubliée, mais qui, par une drôle d’empreinte, laisse un souvenir perdurer. She’s doing her own thing, chantent-ils en référence à Nola Darling et nous marchons.

Afin de terminer quelque part ce texte qui pourrait aller encore d’une chanson à une autre, refaisant un jeu d’épuisement perdu d’avance, il faut désormais laisser filer Murder and Crime, sorte de variation du John Wayne Gacy Jr. éblouissante. Et enfin, écrire en toutes lettres un cliché déjà si usé : on fait parfois les meilleurs albums d’une carrière dans quelques vieux pots. Or il en faut du courage à Sufjan Stevens pour revenir vers ses classiques et adopter à son tour un Beginner’s mind. Lui qui semblait si expérimenté, si éloigné d’une sagesse de débutant, lui encore qui avait tant de fois joué avec nous le coup de la rupture, nous ne l’attendions plus sur des chemins aussi familiers, éclairant sa voie à la lumière de simples intuitions mélodiques. Et peut-être, en cela, cet album est d’autant plus inespéré et radieux. Il rayonne de ces lueurs rares dans la pop musique : il se trouve comme éclairé de l’intérieur par une sorte d’humilité qu’on pourrait appeler, de façon un peu dramatique, la grâce.


A Beginner’s Mind de Sufjan Stevens & Angelo de Augustine est disponible chez le label Asthmatic Kitty.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *