C’était le collège, deuxième moitié des années 80. La musique était importante en ce temps-là, on se déterminait avec elle. On se refilait des cassettes et on écrivait des mots bizarres au marqueur sur nos sacs U.S. – j’ai découvert grâce à ça pas mal de noms de groupes de hard-rock ou de funk dans les queues le matin, selon la personne qui était devant moi dans la file et son envie d’affirmer ses penchants. Personne ne se jugeait vu que c’était obligé d’être fan de musique. Et c’était toujours cool. On parlait de musique tout le temps, surtout le matin avec les premiers venus quand un truc dingue était passé au Top 50 la veille (j’ai des souvenirs très précis du bouillonnement général les lendemains de A-Ha, Leopold Nord et Vous, The Communards ou Madonna), et le reste du temps avec les vrais amis, ceux avec qui on écoutaient les mêmes trucs, ou des trucs pointus (Cure, Clash ou Mötley Crüe par exemple). Mais comme je faisais du bicross et du skate, j’étais un rebelle, et donc j’avais pas trop d’amis avec qui partager la musique que j’aimais et que j’étais le seul à connaître. Parce que si d’un côté j’usais mes cassettes de Bérurier Noir et Depeche Mode en société, de l’autre j’écoutais les musiques folles des vidéos de skate américaines. Il y avait du hip-hop futuriste et, surtout, du punk underground « américain » introuvable quand t’habites à Tours. Ma chance, c’est que certains copains de l’époque allaient aux États-Unis et rapportaient des vidéos, des magazines et des disques. Gloire aux cassettes, vous imaginez. Tout y passait, on enregistrait même directement le son des vidéos. Souvent, on parlait des morceaux en citant la vidéo et le nom du skateur : on ne connaissait pas toujours le nom des groupes. Voire jamais. Un truc en particulier me fascinait alors, une sorte de marque de confrérie de ceux-qui-savent. C’était un logo avec quatre barres noires verticales un peu décalées qu’on voyait souvent sur des t-shirts ou des stickers dans les vidéos et magazines américains. Black Flag. C’est quoi ce truc ? Certains de mes potes dessinaient ce logo sur leurs planches, d’autres dans leurs agendas. Eux, ils savaient ce que c’était, et visiblement c’était un truc cool pour qu’ils en mettent partout. Je me sentais un peu con, et j’avais évidement trop la honte de demander ce que ça voulait dire Black Flag. Pire, je faisais illusion. Je me souviens que, moi aussi, je dessinais ce logo sur mes cahiers en classe, comme si la porte magique allait s’ouvrir, genre Indiana Jones. Je l’avais même refait, en cachette, sur l’ordinateur d’un ami et imprimé en petit pour le scotcher à ma planche de skate. Un ordinateur et une imprimante en 1988, je vous laisse imaginer le résultat. Je trouvais ce logo fascinant et ô combien mystérieux. Ça a duré une éternité je pense, c’était presque devenu une sorte de graal, une clé pour ouvrir tout le potentiel cool que j’avais forcément en moi et qui m’empêchait d’être complètement fier de replaquer un 3.6 flip. J’avais l’impression qu’il me restait une chose à prouver. Prouver que je connaissais la signification de ces quatre barres verticales et de ces deux mots. Black. Flag. Un jour, trois mille ans plus tard disons, probablement en 1988, un ami m’a fait une cassette sur laquelle j’ai lu les mots « Black Flag » et « Wasted » dans la liste de tous les noms de groupes de sa compile (des groupes que je connaissais, au moins de nom, par ailleurs – comment avait-il été possible que je passe à côté de Black Flag pendant toutes ces décennies de collège ?). J’ai fait genre mine de rien ah ouais cool merci, un peu comme le brocanteur qui trouve un objet de valeur dans la maison d’une vieille dame qui vient de casser sa pipe. Donc, Black Flag c’était le nom d’un groupe, putain. J’étais limite fébrile, à deux doigts de sécher les cours pour rentrer écouter ça. Mes souvenirs sont flous mais j’ai dû dire à voix haute des gros mots de joie écoutant la cassette le soir : Wasted, bordel. 59 secondes de vrai punk, et en plus j’arrivais à comprendre les paroles. Cette chanson racontait ma vie (du moins celle que j’imaginais vivre, du haut de mes 14 ans, quand je mangeais des céréales à même la boîte en regardant les Inconnus à la télé). Pendant environ cinquante mille ans, j’ai écouté ce morceau en boucle. I was so wasted I was a hippie I was a burnout I was a dropout I was out of my head I was a surfer I had a skateboard I was so heavy man I lived on the strand I was so wasted I was so fucked up I was so messed up I was so screwed up I was out of my head I was so jacked up I was so drunk up I was so knocked out I was out of my head I was so wasted I was wasted J’étais fan de ce morceau, un truc de dingue. Bien sûr, la frustration et l’attente n’y étaient pas pour rien, mais ça fait partie du jeu. Quand tu fantasmes un truc pendant des centaines d’années, t’es conditionné pour l’apprécier quand ça te tombe dans le bec. En vrai t’es juste débile, t’as plus aucun recul. Ça m’est arrivé une deuxième fois, cent cinquante mille ans plus tard, avec Charlemagne Palestine. Mais c’est une autre histoire. Faisons un bond dans le temps jusqu’en 1989, des milliers d’années après ma découverte de Black Flag et de Wasted. Un jour, il se passe un truc. J’invente la scène : on est entre potes, genre y a Manu, Fred, Jérémie, le Gone et d’autres, on regarde la nouvelle vidéo que les frangins Bacu viennent de rapporter des États-Unis. C’est la nouvelle vidéo Santa Cruz, Streets On Fire. Y a tout le monde dans le film, nos vieilles idoles de jeunesse (celle de l’année d’avant quoi), Jason Jessee, Natas Kaupas, Jeff Grosso. Bon, la vidéo n’est pas géniale, surtout après la Shakle Me Not de H-Street et la Ban This de Powell qui avaient fait passer le skate à un niveau supérieur – les rouliplanchistes de la fin des années 80 comprendront. On regarde quand même la vidéo, c’est pas comme si YouTube existait. Et là, au moment où je m’y attends le moins, pendant la séquence drôle obligatoire où tout le monde se casse la gueule, j’entends les premiers accords de Wasted. Une bombe éclate dans mon ventre. Je me retiens de me lever en gueulant : « Hey je connais ! Je connais ! » mais ça va, on se calme, je suis pas complètement con. Je fais mine de rien et je reste assis en caressant doucement ma dignité, recroquevillée sur mes genoux, qui venait de se réveiller en sursaut d’une sieste de soixante douze ans. Et je me sens surpuissant. Je viens de passer un cap. Black Flag ? Ouais, je connais. Le truc marrant, c’est que quelques autres mois plus tard (disons douze mille ans), grâce à une grosse promo chez Nuggets, un disquaire de Tours de l’époque, j’avais acheté plusieurs CD du label SST. C’était le label de Black Flag – entre temps je m’étais acheté des disques et j’avais remarqué qu’il y avait écrit SST au dos. Donc les trois CD que je venais de m’acheter devait être forcément du punk à la Black Flag vu que eux aussi avaient SST écrit au dos. Sauf que non. Et j’ai halluciné en double. Non seulement Firehose et Sonic Youth n’étaient pas (du tout) des groupes punks, mais, bordel de merde, je les connaissais déjà ces petites musiques : je les connaissais par cœur même. Elles étaient dans cette putain de vidéo Santa Cruz. Vivement qu’on me demande si je connais Sonic Youth. Ouais, ça fait des années que je connais ducon, tu crois quoi ?
Wasted par Black Flag est sorti en 1987 sur le label SST Records.
Rubin Steiner dédicace ce texte à Fred Ferand.
Rubin Steiner est un magicien. Musique, vidéos, production, mix et remix, rien ne lui résiste. Depuis la fin des années 90, il nous fait danser et bouger. Et aussi rire et réfléchir. Indispensable donc.