Ce fut l’une des meilleures surprises de 2024. Alors qu’on n’osait plus vraiment l’espérer, les immenses mérites méconnus de Redd Kross se sont trouvés célébrés comme quasiment jamais dans l’histoire, pourtant longue de près d’un demi-siècle, de ce groupe fondamental. Un concert parisien trop longtemps reporté mais magnifique dans sa démesure, la diffusion annoncée dans plusieurs festivals d’un documentaire – Born Innocent, The Red Kross Story d’Andrew Reich, la publication d’une biographie nourrie des témoignages, parfois contradictoires, des principaux intéressés – Now You’re One Of Us de Dan Epstein. Enfin la sortie estivale d’un nouvel album, double et copieusement garni de ces tubes à la fois pop et saturés dont les frères McDonald semblent avoir précieusement conservé le secret. C’est depuis un hôtel bruxellois où se poursuit la tournée européenne du groupe que le cadet – Steven – a consenti à se repencher avec nous sur quelques-uns des jalons de ce périple fraternel et atypique.
Vous venez de publier un double album. Dans quelles conditions avez-vous commencer à accumuler autant de nouvelles chansons ?
Steven McDonald : Au départ, nous avions simplement envie de publier un nouvel album pour accompagner la sortie en salles de ce documentaire sur Redd Kross – Born Innocent – qui était en projet depuis très longtemps. A l’été 2023, le réalisateur Andy Reich nous a demandé de composer un premier morceau pour le générique de fin, une chanson qui raconterait l’histoire du groupe et notamment nos débuts, un peu comme Creeque Alley de The Mamas And The Papas. Jeff et moi avons donc écrit cette chanson qui s’intitule également Born Innocent, comme le documentaire et comme notre tout premier album. J’ai demandé à mon très vieil ami Josh Klinghoffer de nous donner un coup de main pour enregistrer ce titre d’abord, puis tout l’album quand nous sommes retournés en studio en novembre 2023. Le projet initial était de travailler, comme d’habitude, sur quatorze chansons : douze pour l’album et deux autres pour des faces B. Et puis, ça se passait tellement bien que nous avons finalement décidé d’enregistrer tous les morceaux que nous avions gardés en stock ces dernières années. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés avec dix-huit titres, comme Exile On Main St. (1972) : si les Stones l’ont fait, pourquoi pas nous ?
Pour faire référence à ce titre – Born Innocent – comment êtes-vous parvenu à conserver cette énergie et cette spontanéité au cours des décennies sans vous autoparodier ?
Steven McDonald : Quand nous avons choisi ce titre pour notre tout premier album en 1982, c’était en référence à un téléfilm américain dans lequel jouait Linda Blair, sur la délinquance juvénile. Comment avons-nous conservé l’énergie ? Je ne sais pas trop. Disons que je prends toujours les chansons et les concerts au sérieux, peut-être même un peu trop. J’évite de trop m’en foutre. Ça va faire quarante-cinq ans que le groupe existe, ce qui paraît complètement fou. J’ai commencé quand j’avais douze ans ! J’ai parfois l’impression d’être un condamné à perpétuité et, tant qu’à passer toute sa vie à jouer de la musique, autant le faire du mieux qu’on peut. Il y a eu quelques brefs moments dans ma vie où j’ai hésité à m’engager sur d’autres voies mais je suis toujours revenu à la musique en essayant, à chaque fois, de retrouver un peu de cette excitation, de cette énergie et de ces frissons qu’elle me procurait à l’adolescence. C’est ce que je m’efforce encore de faire mais je ne sais pas très bien comment je m’y prends. C’est difficile en tous cas. Nous n’avons quasiment plus de manager ; nous sommes signés sur un petit label avec peu de moyens : je crois qu’il faut apprécier au maximum tous les plaisirs qui se présentent dans ces conditions – notamment celui d’achever en ce moment-même notre première tournée européenne depuis trente ans – en conservant une certaine humilité. J’essaie de me souvenir de ce qu’aurait ressenti ce gamin que j’étais encore quand nous avons enregistré notre première démo, financée avec l’argent de poche que j’avais gagné en distribuant des journaux.
Comment ont évolué les équilibres avec ton frère au sein du groupe ?
Steven McDonald : Jeff est l’aîné et il a toujours été le principal songwriter. Pendant longtemps, j’étais une sorte de collaborateur : je lui tenais compagnie, je rajoutais un vers ici et là. Mais je crois que je manquais surtout de confiance en moi et j’avais du mal à terminer seul les chansons que j’esquissais. Depuis quelques années – une dizaine environ, ou un peu moins – c’est un vrai défi que je me suis lancé. Pour en revenir à ta question précédente, c’est aussi ce qui nourrit ma faim de musique et mon enthousiasme. C’est excitant de terminer seul des chansons. Maintenant, j’essaie d’organiser mon emploi du temps de manière à ménager des plages de temps entièrement consacrées à l’écriture : même si l’inspiration n’est pas au rendez-vous, je me dis que, au moins, j’étais présent. Mon frère a une approche assez différente : il ne prend sa guitare que si la muse et l’inspiration sont dans la pièce. Ou si je lui met la pression ! J’ai pas mal composé pendant ma dernière tournée avec les Melvins et aussi pendant les confinements. J’ai envoyé mes démos à Jeff pour le pousser à sortir de ses retranchements et je crois qu’il a compris que si, à un moment donné, il ne me rejoignait pas chez moi pour travailler, j’allais finir par écrire le prochain album tout seul. C’est devenu une sorte de rendez-vous quotidien que nous nous sommes fixés informellement. J’étais très inspiré par les Beatles à ce moment-là. J’ai toujours adoré les Beatles mais je venais de regarder la série documentaire Get Back (2021) et j’ai vraiment admiré la manière d’y dévoiler ce processus créatif fascinant. Je me suis beaucoup identifié humainement à Paul – je ne me compare évidemment pas à lui en tant qu’auteur – et notamment à sa façon de manifester son attachement à sa collaboration créative avec John, même dans ces dernières années du groupe. Peut-être que c’est une projection de ma part mais j’ai eu l’impression qu’il était conscient, en temps réel, du caractère exceptionnel et précieux de ce qu’ils étaient en train de créer tous le deux. Qu’il appréciait de pouvoir s’appuyer sur cette personne à qui il pouvait demander un vers de temps en temps ou dont il pouvait goûter l’approbation parce qu’il avait confiance dans son jugement. C’est un peu une relation du même type que j’entretiens désormais avec Jeff et je lui en suis extrêmement reconnaissant. J’ai donc aménagé ces rendez-vous de travail quotidiens avec lui : nous apportions nos guitares acoustiques et nous jouions des reprises de nos chansons préférées pendant deux heures. Et puis, pendant les vingt dernières minutes, nous terminions d’écrire un nouveau morceau.
Pas de conflit, donc ?
Steven McDonald : Pas pendant l’enregistrement, non. La présence de Josh Klinghoffer en studio nous a fait énormément de bien. C’est un peu comme mon petit frère : il a treize ans de moins que moi. Je suis très admiratif de ses capacités techniques de musicien – bien supérieures au miennes – et j’ai très confiance dans ses jugements. Tout à coup, je me suis retrouvé dans la peau du frère ainé qui peut compter sur le soutien et les encouragements de quelqu’un de plus jeune. Jeff joue rarement ce rôle avec moi. Après, il a fallu discuter de l’ordre des morceaux et des choix pour les singles et quelques points de désaccords sont réapparus ! Rien de grave évidemment. Mais pour la pochette, par exemple, les discussions ont été assez houleuses. Je crois que nous avions tous les deux envie d’un clin d’œil au White Album (1968) mais aucun de nous deux n’osait l’avouer à l’autre. Jeff avait envie d’une pochette à l’aspect assez texturé. J’ai donc commandé un large échantillon de serviettes de table en tissu dont je lui ai envoyé quelques photos. Il a bien aimé les tissus, mais pas la couleur. Il préférait du bleu. Je lui ai répondu : « Un album bleu ? The Blue Album, vraiment, comme Weezer ? » Mais il avait encore peur qu’un monochrome rouge ressemble trop à Odessa (1969) des Bee Gees. Je lui ai rappelé que c’était plutôt un bon album mais surtout que la plupart des gens qui seraient susceptibles de faire le rapprochement avec Odessa des Bee Gees étaient probablement déjà morts. J’ai fini par imposer mon choix du rouge : j’ai fait broder mes serviettes de table avec le logo du groupe en Helvetica (la même police que celle des Beatles) et j’ai tout envoyé au graphiste. C’est une des premières fois de ma vie que, en tant que petit frère, je me suis passé de l’approbation de l’aîné.
Le fait de jouer dans le même groupe avec son frère reste donc une expérience particulière ?
Steven McDonald : Nous ne sommes jamais véritablement parvenus à dépasser tous les stéréotypes sur les fratries dans le rock. A certains égards, notre rivalité n’a jamais été aussi intense même si elle demeure pacifiée la plupart du temps. Je ne me raconte pas d’histoire en prétendant que j’ai dépassé tout ça. Hier soir encore, on s’est disputé sur scène. Cela n’a pas eu de conséquence grave sur l’issue du concert, mais tout de même… Tous les groupes, même ceux dont les membres n’ont pas de liens de consanguinité, ressemblent à des familles dysfonctionnelles : il y a des disputes, les rôles de chacun tendent à devenir de plus en plus strictement définis au cours du temps. Cela peut avoir du sens quand on est jeune et que l’on cherche à s’appuyer sur ces rôles pour se construire une identité : « c’est moi qui suis le bassiste », « je suis le chanteur et le leader ». J’en suis arrivé à un âge où je n’ai plus envie de m’astreindre à respecter un rôle parfaitement défini.
Pourtant, vous avez décidé de continuer à jouer ensemble.
Steven McDonald : Pour un intérêt que je considère désormais comme supérieur à la somme de nos egos. Je crois que je n’ai jamais été aussi curieux d’explorer toutes les pistes qui nous sont accessibles et que nous n’avons pas encore empruntées. Il y a quelques années, j’aurais sans doute considéré qu’il n’y avait pas d’avenir dans un groupe de rock passé trente ou quarante ans. Parce que ce n’est pas digne, parce que personne n’en a plus rien à faire, parce que l’industrie ne vous soutient plus. Aujourd’hui, j’ai vraiment envie de continuer à entendre ce dont nous sommes capables, même si c’est un peu ridicule à cinquante-sept ans. La technologie facilite nettement l’entretien des liens directs avec le public. Beaucoup de groupes en ont bénéficié au début du siècle, mais nous étions en pause à ce moment-là.
Justement, qu’as-tu fait pendant cette décennie pendant laquelle Redd Kross était en suspens – à la fin du XX° et au début du XXI° siècle ?
Steven McDonald : J’ai joué de la basse avec les Sparks pendant cinq ans. J’ai eu la chance d’être donc au premier rang pour étudier leur propre dynamique, en tant que groupe et que fratrie. J’ai été très impressionné par leur sens du spectacle. Je m’en suis d’ailleurs servi dans le cadre de mon modeste complot pour avancer dans la réalisation de notre album. A la fin de l’été 2023, j’ai emmené Josh et mon frère, et ma femme Anna au concert des Sparks au Hollywood Bowl en espérant secrètement que ce que nous verrions ce soir-là puisse nous inspirer quelques semaines plus tard en studio. Cela a plutôt bien fonctionné.
Pendant cette période d’inactivité de Redd Kross, entre 1997 et 2006, vous avez enregistré un album en 2002, que j’aime beaucoup, sous le nom de Ze Malibu Kids. Est-ce que tu peux m’en dire quelques mots ?
Steven McDonald : Pendant ces années, je n’ai pas quitté le monde de la musique : j’ai joué avec d’autres groupes et j’ai produit des albums. Jeff, pour l’essentiel, s’est consacré à sa vie de famille et notamment à son rôle de père. De temps en temps, il continuait à composer quelques chansons chez lui et il a eu l’idée de monter ce faux groupe familial – nous deux et nos deux femmes – pour enregistrer un album sous le nom de Ze Malibu Kids. Ce sont ses démos de l’époque, à peine retouchées et mises en forme. Pour ma part, j’ai composé une seule chanson sur cet album – Ze X Tasy Club – inspirée de notre expérience, quelques années auparavant, d’un séjour à Berlin. C’était en 1988 et la petite amie allemande de Jeff l’avait invité en vacances chez elle. En parfait grand frère, Jeff lui avait demandé si je pouvais venir en l’assurant que je dormirai sur le canapé. Ce que nous ignorions, c’est qu’elle vivait en colocation avec Blixa Bargeld. A l’époque, j’avais entendu parler de Einstürzende Neubauten et des Bad Seeds mais je connaissais très mal leur musique. Disons qu’il n’était pas ravi de notre présence. Il était très sombre et très silencieux mais, de temps en temps, il passait ces disques de Nancy Sinatra à plein volume. Ça nous amusait beaucoup que cet homme aussi ténébreux s’enthousiasme pour cette musique américaine très légère et un peu kitsch. Et nous avons commencé à plaisanter en nous demandant ce que pourrait bien être le groupe ultime pour Blixa. Un groupe qui viendrait jouer dans ce club branché de Berlin Ouest qui s’appellerait X Tasy. Et l’un de nous deux a fini par sortir, avec un mauvais accent allemand : « Oh, Blixa est très contrarié. Il n’est pas sur la liste des invités au concert de Ze Malibu Kids ! »
Vous venez également de publier un livre sur l’histoire du groupe dont le titre – qui est aussi un vers de Neurotica – est You’re One Of Us. Quels seraient les contours de ce « nous » selon toi ?
Steven McDonald : C’est vrai que nous n’avons jamais vraiment été pleinement intégrés à une scène ou à un courant musical bien défini. Je crois ne pas me tromper en affirmant que nous sommes le seul groupe qui a partagé l’affiche aussi bien avec Sonic Youth qu’avec Poison, et à peu près au même moment, en 1985 et 1986. Mais notre groupe à lui seul représentait pour nous un à la fois un gang, une culture, une secte, un univers. Nous avons toujours essayé de construire un monde à part, complet sur le plan visuel, musical, esthétique. Jeff en particulier a toujours eu cet esprit très rebelle. Je suis sans doute un peu plus conformiste. Mais, à chaque fois que nous avons essayé de faire quelques efforts pour nous intégrer à un mouvement plus large, comme la scène hardcore à nos débuts, ça n’a pas complètement réussi. Je crois que nous étions trop réfractaires aux règles ou aux codes qui n’étaient pas les nôtres : quand il était de bon ton de se raser la tête, nous avions tendance à réagir en accordant davantage d’importance encore à conserver nos cheveux longs. Commercialement, ce n’était sans doute pas une bonne attitude. Mais, avec le recul, je me dis que c’est aussi ce qui nous a permis de conserver notre créativité. C’était un peu l’idée quand Jeff a écrit ce vers : tu peux te joindre à nous et rentrer dans la bande, si tu connais tous nos codes secrets.
Et au début des années 1990 ? Il me semblait qu’il y avait comme un début d’esthétique partagée à la fois par Redd Kross et d’autres groupes, notamment Jellyfish et The Posies.
Steven McDonald : Si Jeff était là, il te soutiendrait sans doute que nous n’avions absolument rien à voir avec ces deux groupes. Je serai un peu plus nuancé même si les étiquettes – la power pop, par exemple – sont essentiellement des outils commerciaux construits par les maisons de disques. J’ai joué sur le premier album de Jellyfish en plus. Et je sais donc qu’ils étaient fans de Redd Kross. Roger Manning, le claviériste de Jellyfish qui a joué ensuite sur scène avec Air, m’avait sauté dessus dans une pizzeria de Los Angeles pour m’expliquer qu’il jouait dans un groupe qui s’inspirait à la fois de The Partridge Family et de Queen. Et j’ai tout de suite pensé : « j’adorerais jouer dans un groupe de ce genre ! » Le croisement qu’il me décrivait me semblait très improbable mais ils ont réussi à en faire quelque chose de grand. Ces mecs savaient jouer, bien mieux que nous. Ils avaient étudié la musique sérieusement, au conservatoire et à la fac. J’adore leurs deux albums. Je les connais par cœur et j’en ai été presque jaloux. De là à considérer que nous faisions partie d’une même scène, je ne sais pas trop. Je ne suis pas totalement opposé à l’idée de faire partie d’un mouvement musical. Le problème c’est que les mouvements passent et se démodent. Et qu’ensuite, la musique qui en est issue n’est plus toujours jugée en fonction de ses propres mérites.