Stéphane Milochevitch, La bonne aventure (Talitres)

« J’ai enregistré ce CD
pour qu’un jour tu l’entendes par hasard
en coup de vent en coup d’un soir
en coup de poignard »

D’abord faire le deuil, celui de Thousand, entité floue aux deux albums sortis de nulle part, passionnant, touchant, en diptyque – passion critique rock , passion assemblage – du portrait en tissu (Le tunnel végétal, 2018) à celui en céramique (Au paradis, 2020), deux disques dont on ne s’est toujours pas remis, qui vieillissent avec nous tranquillement, avec deux trois écoutes mensuelles, des chansons qui jouent à prendre ou perdre des places dans notre top 50 mental (en ce moment l’obsession est portée sur Narval et Le bâton ivre). D’ailleurs, on attendait de pied ferme le troisième volet (le fameux triptyque, on sait aussi compter jusqu’à trois, ou un retable, tiens, si on pense aux obsessions spirituelles du chanteur), avec un portrait en coquillage, ou en statue de bois, on ne saura pas, peut-être qu’il viendra plus tard, ou jamais, peut-être qu’on le fantasmera et que ça sera mieux. On était prévenu, ceci dit, il y avait cette prédiction dans le dernier : « Appelle moi demain, demain Milochevitch ». On aurait dû comprendre, ce  message aux exégètes, cette annonce d’une fin et d’une résurrection.

Il faudra d’abord faire le deuil de Thousand, donc et celui de la voix d’Emma Broughton dont on s’aperçoit in extremis, en rougissant de honte, quelle place centrale elle avait dans la magie des deux disques roses (passion critique rock, passion couleur, ce coup-ci). Chœur antique à elle-seule de la pièce que jouait Stéphane et ses mille masques, voix autotunée de l’intérieure, moitié idéale dans la discussion homme-femme, choriste soutien mélodique pour voix au bord de la rupture… La Vénus de Milo n’est plus. Il faudra s’y faire. Et c’est dans le vide de son absence que s’écrit La bonne aventure.

Stéphane Milochevitch / Photo : Philippe Mazzoni
Stéphane Milochevitch / Photo : Philippe Mazzoni

Stéphane Milochevitch se retrouve seul devant, c’est le constat d’un morceau d’ouverture à l’os, guitare-voix. Dans Le clou dans la croix de bois, on entend les doigts qui se crispent sur les cordes, des bruits dans le fond. Confessions intimes qui libèrent le reste du disque : les rythmiques sont dans l’ensemble sautillantes (on retrouve les basses en caoutchouc d’Olivier Marguerit entre autres), les mélodies des hameçons destinés aux grandes radios, et toujours cette poésie unique faite de références historiques (l’Antiquité, Geronimo), géographiques (le sud de l’Amérique du nord) ou pop (Claudia Schiffer croise Chet Baker et Patrick Bruel…), d’auto-citations (les renvois aux deux disques précédents sont nombreux, des bouts de textes rechantés d’un morceau à l’autre), d’images érotiques omniprésentes… Une citation de Silver Jews prend la forme d’une clé : alors, je ne suis pas anglophone au point d’avoir un avis précis sur la littérature de David Berman, mais un grand fan écossais du bonhomme disait en substance : David possède le classicisme de la littérature américaine de l’époque de la Guerre Civile, tout en sachant y injecter naturellement le vocabulaire d’une petite frappe de ghetto. C’est peut-être ça le secret qui lui fait tutoyer les cieux avec Tuer l’image de Caine et faire carrière au cinéma, ballade morbide incroyable plantée en début de seconde face. Et puis on pourrait continuer à digresser des heures sur cette œuvre auto référencée, qui se fait des passes à elle-même, se cherche des correspondances comme on s’épouille, mais d’un, ce monde est tout sauf clos, et l’air et le vent d’un grand western imaginaire dégage toute impression claustro, et de deux, c’est aussi très beau cette idée du musicien rincé, essoré, qui n’a pas plus d’un tour dans son sac mais au contraire, des trucs de magie limités qu’il s’agit de recycler le moment venu, des mots, des notes, toujours les mêmes finalement, ou presque, parce qu’il faut que ça rentre dans nos têtes. Comme le forain qui arnaque un peu, le voyant qui devine ce que tu veux entendre, comme l’amant aussi, celui qui te veut dans son lit.

On peine à tout distinguer, à comprendre le sens d’un disque qu’on imagine être celui d’une rupture, alors on saisit ce qu’on peut au vol, toujours prêt à remettre le disque, on se dit qu’on y reviendra, indéfiniment, parce que le monde de Milochevitch semble inépuisable, comme les bouteilles d’alcool divers qui peuplent son imaginaire, comme une couronne de flasques qui tournent autour de sa tête, l’un des plus grands chanteurs d’ici. Et du reste de l’univers.


La bonne aventure par Stéphane Milochévitch est sorti sur le label Talitres.

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