
Soft Cell, au casque, en arpentant à grandes enjambées la nuit un peu morne d’une ville un peu fade. La rue se voudrait moderne et fun, cool, insouciste, égoissive et jouissante. A cet instant, abandonnée au ressac sans fards de sa réalité revenue avec la nuit, elle n’est que le décor parfait de cette expérience urbaine presque pure, en tous cas intense.
Chorégraphiés par le pulse idéal de machines motownisées avec autant de talent que d’amour, mes pas parcourent la série de fantaisies synthphoniques cruciales qui déploient en moi, une nouvelle fois, leur électricité lyrique, leurs synthèses romantiques.
Punk comme peu surent l’être, Soft Cell a déboulé avec fulgurance au cœur du fatras en grandes ondes de temps növö qui, funambulant sur la ligne de crête entre rideau de fer froid et horizon gris-fric, fantasmaient le grand soir du Nouveau Millenium autant qu’ils tentaient de se dégager des strates de poussière accumulées par les Temps Modernes.
Par la grâce miraculeuse du « it » balancé au cœur du zeigeist, la musique de Soft Cell a ainsi interpellé une galaxie de vies éperdument désireuses de panache, de style et d’absolus. La Northern Soul y avait embrassé l’électronique empirique avant de planter crânement une langue post-moderne dans la bouche d’une prude et normative Albion en apnée entre deux vagues, de détourner le Trans Europe Express puis de dériver d’épiphanie en épiphanie jusqu’au go-west qui a amené Marc Almond et Dave Ball au cœur de la déraison de leur american dream.

Investissant l’époque avec une facétie flamboyante, corrosive et inspirée, comme pour dessiner une subversive trajectoire de liberté, les disques, gestes et postures de Soft Cell traçaient la passionnante perspective d’une modernité classique et en cela durable. Une œuvre en rupture constante parce qu’abordant la vie par ses marges… fussent-elles les plus débridées, fussent-elles les plus lubriques, fussent-elles les plus sordides, fussent-elles les plus fragiles, fussent-elles les plus romantiques, fussent-elles les plus innocentes, fussent-elles les plus terribles…
Ainsi, en survivant aux années SIDA et sans jamais cesser de faire danser, leur version de Tainted Love finit par prendre le statut d’une bouteille à la mer malgré-elle, comme trouvée bien après le naufrage et dans laquelle d’aucuns entendraient enfin une vaine alerte, inaudible à l’époque. Désormais invitée au Musée, elle connait le sort des grandes œuvres pop qui, une fois emportées par la foule, finissent par parler au-delà d’elles-mêmes.
Ecoutons les titres de Soft Cell très fort pour waver notre Goodbye à Dave Ball, décédé il y a quelques jours : ils sont portés par un son extraordinairement définitif qui se love autour du groove neo-industriel des machines. Chantées crânement, avec passion, les chansons s’affranchissent des carcans pour s’employer à faire geste : « doing things in our way, even if it was the wrong way.». Elles osent la beauté, l’affirment, lui offrent des plages d’harmonie creusées à même la matière électronique et dont le sillon anthracite scintille de mots écrits à l’encre de l’humble et émouvante pureté vectorielle des néons.
Dansant entre valses et dancetarias, entre cabaret et ballroom, Soft Cell nous aura offert des cris du cœur qui croient à l’amour et des récits de drames sordides ou glaçants qui couvent et explosent sous la grisaille du quotidien sans autres conséquences que de briser des vies ou de forger des destins. Pas de quoi en faire la Une, certes – même pas celle des tabloïds, pas de quoi en faire un film non plus, en effet, ni même un opéra… mais des chansons pop ! Ces miniatures sont plus précieuses que des toiles de maîtres car, en ciselant la petite poésie intime que véhicule le quotidien, elles savent trouver les absolus pour dire le merveilleux et le terrible en quelques mots et une poignée de notes. Dès lors et à jamais, elles appartiennent à ceux qui les chantent, à tue-tête et à corps perdu, casque sur les oreilles, en arpentant à grandes enjambées la nuit un peu morne d’une ville un peu fade.
Comme Marc Almond le dit lui-même, merci Monsieur Dave Ball pour la musique que vous nous avez donnée.