Sleep, The Sciences (Third Man Records)

SleepLa trajectoire de Dopesmoker (2003), le précédent album de Sleep, est édifiante. C’est à elle seule un chapitre entier de l’histoire du metal. Après leur deuxième LP, le remarquable Holy Mountain (1992), le trio signe chez London Records. On leur promet une liberté artistique totale. Ça tombe bien, Chris Hakius, Al Cisneros et Matt Pike sont alors en train de composer un morceau d’une heure. Cette suite épique, hypnotique (et fabuleuse), les A&R du label ne savent pas quoi en faire. Ils refusent de la sortir telle quelle, et tentent de bricoler quelque chose avec les bandes, ce que le groupe n’apprécie pas du tout. Chacun reste sur ses positions : le label refuse de sortir le disque et le trio, usé, se sépare. Chacun de leur côté, les musiciens réussissent ensuite une belle carrière : avec High on Fire pour le guitariste Matt Pike, dans un registre purement heavy metal, tandis qu’Hakius et Cisneros composent une musique plus spirituelle, méditative, qui mélange doom, avant-garde, dub et musique liturgique au sein de OM. De son côté, Dopesmoker parvient à trouver une voie jusqu’au succès. Il sort une première fois en 1999 sous la forme d’un vrai-faux-bootleg nommé Jerusalem, puis officiellement en 2003 sur TeePee Records. Durant ce temps, la notoriété de feu Sleep ne fait qu’accroître, notamment grâce à la prolifération d’innombrables formations stoner et doom qui en revendiquent l’héritage. Ainsi, lorsque Southern Lord réédite le disque à son tour en 2012, Dopesmoker est devenu un véritable classique du genre, un des piliers du culte à Black Sabbath, au même titre que Sky Valley de Kyuss, Dopes to Infinity de Monster Magnet, Dopethrone d’Electric Wizard ou… Holy Mountain.

Après avoir causé sa chute, ce disque au succès posthume permet en quelque sorte à Sleep de ressusciter. Depuis 2009, le groupe se réunit épisodiquement pour quelques concerts-événements et ouvre régulièrement leur set avec une version abrégée de Dopesmoker (Coucou London Records !) Un retour discographique du trio californien devient alors une sorte de fantasme délirant pour le fan de heavy rock. Et depuis que Chris Hakius a laissé sa place au batteur de Neurosis, Jason Roeder, le trio est devenu une sorte de super-groupe, le point de convergence de trois formations singulières et monumentales. Les stoners attendent patiemment pendant des années… Et puis, le 20 avril dernier, le fameux 420 day, journée mondiale de la weed, en marge du Record Store Day et en plein Roadburn festival (imaginez Jésus revenir sur Terre alors que tous les chrétiens sont à Lourdes), sans trompette mais avec de gros tambours, Sleep sort enfin sont quatrième album.

The Sciences met les deux pieds dans le plat. Il est tout ce à quoi on pouvait s’attendre. Une ode à la marie-jeanne et un hymne aux six premiers et indéfectibles albums de Black Sabbath. Mais ce n’est pas cela qui en fait un chef d’œuvre. Pike et Cisneros parviennent à réinventer Sleep à la lueur de leurs parcours respectifs, à trouver l’équilibre parfait entre la puissance épique des guitares de l’un et les rythmes hypnotiques des deux autres. Ainsi aux riffs de Marijuanaut’s Theme et Giza Butler se superposent la basse profonde et les psalmodies monocordes du chanteur de OM. Avec The Botanist, le trio va encore plus loin en flirtant avec un prog-rock à la dark side of the doom. La vraie réussite de Sleep est de transcender ses propres obsessions, qui sont devenues au fil du temps de véritables clichés du stoner (le culte voué à Geezer et Iommi, la drogue, le mysticisme païen). Le groupe joue aussi mieux et plus fort que jamais. Surtout, il parvient à composer des mantras hypnotiques, jubilatoires et festifs comme on n’en a pas entendu depuis Starless, qui clot l’album Red (1974) de King Crimson ou Brainstorm d’Hawkwind. The Sciences est un monolithe, une œuvre essentielle du metal contemporain. En 53 minutes, il évacue toute la frustration accumulée en 20 ans, ce que OM et High on Fire, malgré plusieurs grands disques, n’avaient réussi à faire.

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