Difficile de garder son calme et de ne pas s’enflammer pour un groupe si jeune : deux petits EP au compteur, Poptones en 2018 et Tabula Rasa en novembre, auto-publiés via Bandcamp, qui rassemblent en huit plages plusieurs de nos obsessions. Les chansons du trio strasbourgeois se situent dans une certaine orthodoxie psychédélique (plutôt le flash blanc que les fleurs multicolores, d’ailleurs) de Bo Diddley au Spacemen 3 en passant par le Velvet Underground, en y intégrant une belle part du blues des jeunes urbains des années 90, de MBV (Sciences de la rêverie et ses nappes de guitares grasses et apaisées ou Vilain, Vilain propulsée par une rythmique souterraine mais absolument efficace) à Slowdive ou le Ride des débuts, et toutes les nouvelles générations nées à l’écoute des films de Gregg Araki dans les années 2000. Elles s’inscrivent aussi, et c’est dans cet aboutissement précoce que mon enthousiasme devient débordant, dans une lignée de groupes français notamment des années 80 (Les Calamités, Gamine, Dominic Sonic…) qui alliaient la préciosité d’un savoir encyclopédique (sur les Byrds, les Stooges) avec une volonté empirique d’y frotter des mots d’ici, qui racontent le présent, en version originale, de cette jeunesse-là. Calvin Keller, puisqu’il en est le parolier, imbrique avec facilité son dialogue avec le public et avec lui-même. Il est question de relations avec l’être aimé sans doute (Mademoiselle, Vilain, vilain), de dérives mystérieuses liés à l’art (« Depuis si longtemps, Mondrian que j’attends, un aimant surpuissant » dans Sciences de la rêverie) et surtout, affleurent quelques moments politiques étonnamment à propos, car suffisamment subtiles et imagées sur l’imparable Tabula Rasa : « Je veux filmer la France, une terre brûlée qui fait semblant de ne pas nous oublier en état délabré qui nous prive de tout, s’imagine à l’abri de la grandeur de Nous ». Tout se tient avec grâce, en équilibre entre les mouvements habiles, souples, de la basse (maniée par Alaoui O.), les constructions rythmiques un peu raides et fluettes (bricolées par Léo Heitz-Godot) et ce jeu de guitares bruyant et habité (délivré par Calvin Keller). Difficile de rester calme et de ne pas s’enflammer, je vous dis. Et si le rock délivré par des générations nouvelles (eux) n’était que ce pacte faustien qui permet aux générations précédentes (moi par exemple) de conserver une jeunesse éternelle, de (re)vivre des choses qui leur semblaient perdues définitivement, ce groupe remplirait haut la main sa part du contrat. Mais nul doute qu’avec Tabula Rasa, Sinaïve est déjà ailleurs.
Home > chroniques > chronique nouveauté > Sinaïve, Tabula Rasa EP (autoproduit)