La chronique récente d’Accident parue dans ces pages fut également un prétexte pour évoquer des blogs devenus labels. Nous aurions tort de négliger l’apport culturel de ces sites, bricolés sur des plateformes de publication comme blogger ou wordpress. Ces symboles des années deux-mille ont en effet marqué, par leur ouverture et leur curiosité, un paysage journalistique peut-être un poil conservateur. Comme le fanzine précédemment (et à nouveau?), toute une génération de rédacteurs, critiques, passeurs et autres pigistes s’est formée dans ces médias à forme libre, largement personnelle. Certains des plus doués sont passés du coté de la presse traditionnelle et y ont amené leur spontanéité, d’autres ont, quant à eux, choisi de prolonger l’expérience sur d’autres supports.
J’évoquais les labels, mais Benjamin Fogel a lui pris une autre voie, toute aussi osée et courageuse : la publication d’ouvrages. Aidé par Laura Fredducci et un comité de lecture – dont beaucoup de ses membres tenaient des blogs – aux petits oignons, il a prolongé le site Playlist Society à travers une maison d’édition. Si le blog était avant tout musical à ses débuts, il est aujourd’hui peut être plus centré sur d’autres objets culturels (littérature, cinéma). La ligne éditoriale s’en ressent, et à ce jour aucun ouvrage n’était dédiée à la musique. La publication de Lizzy Mercier Descloux, Une Eclipse le 12 mars dernier, premier livre de la collection à s’intéresser à notre sujet de prédilection était donc une excellente nouvelle en soi. Simon Clair, son auteur, n’est pas tout à fait un inconnu. Habitué de la scène rock il y a quelques années (notamment dans l’association Psychotic Reaction), il travaille pour de nombreuses rédactions telles que So Press, Greenroom, Slate ou Les Inrocks.
Une monographie sur Lizzy Mercier Descloux était une excellente idée, toutefois périlleuse. Disparue le 20 avril 2004 et peu connue du grand public (en dehors du hit Mais Où Sont Passées Les Gazelles? ), Simon Clair a ainsi reconstruit son existence à travers les témoignages de ses proches, ses amoureux et ses collaborateurs professionnels. L’ensemble forme un bottin d’un certain gratin de l’after-punk français et international. L’essentiel est pourtant ailleurs. Le travail minutieux, précis même, cherche à retranscrire la personnalité unique et mystérieuse (même après la lecture assidue de l’ouvrage) de Lizzy Mercier Descloux, à travers des impressions, des scènes, des esquisses presque naturalistes des lieux dans lesquelles elle déambulait. L’existence de la musicienne a assurément quelque chose d’une éclipse. Elle semble en tout cas insaisissable, bien que la lecture de ce passionnant ouvrage dévoile quelques bribes éclairantes sur cette étoile filante de la musique française.
Elle fut de tous les bons coups : punk à Paris au milieu des seventies, avant l’embrasement anglais, au plus près de l’avant-garde new-yorkaise No Wave (Press Color en 1979), dans les studios luxueux d’Island dans les Bahamas, aux soubresauts de la World Music en Afrique du Sud dans les années quatre vingt (Lizzy Mercier Descloux, 1983) Son existence semble ainsi flotter dans l’époque, voir la survoler grâce à sa personnalité unique qui imprègne son œuvre au delà des courants qui la relie à de nombreux points de nos cartographies musicales personnelles. Il y a au fond quelque chose de très idéaliste dans la manière non-conformiste, voir erratique, de vivre de Lizzy Mercier Descloux. Telle une âme inapprivoisée, elle a autant fasciné autour d’elle (dont les hommes qui semblent en être tous encore amoureux) qu’échappé à toute forme de renoncement à sa liberté, quitte parfois à être têtue et tenace. Il est peut-être un peu excessif de dire qu’elle en a payé de sa vie, mais quand même, ses derniers jours montrent l’attachement profond de Lizzy Mercier Descloux à son libre arbitre et son envie de gérer les choses, y compris la maladie, à sa manière et sans entraves. Ainsi rejailli en filigrane cette passion typiquement seventies de vouloir créer sa propre existence, s’éloigner des contingences matérielles. Pourtant, Lizzy Mercier Descloux n’a rien d’un symbole, même féministe. Elle est elle même, vive, frénétique, remuante, insaisissable, trop occupée à faire ce qui lui plaît pour se conformer un modèle ou en devenir un.
Si la discographie de l’intéressée est inégale, elle dessine, depuis la fureur de Rosa Yemen (1978) en passant par le groove chaloupé de Mambo Nassau (1981), en creux l’existence singulière de la musicienne. Lizzy Mercier Descloux, Une Eclipse détaille ainsi avec un réel talent littéraire (les descriptions sont saisissantes) à travers les différentes périodes de la chanteuse. En quelques paragraphes, nous sommes tour à tour plongés dans le trou des Halles, ou dans une rue mal éclairée et froide du Bowery, avant de prendre l’avion jusqu’à un quartier pauvre et ségrégué de Soweto. Tout cela figure dans ce passionnant ouvrage qui donne envie de se replonger dans l’œuvre presque trop négligée d’une artiste irréconciliable avec toute forme de carcan.