On pourrait faire comme si rien ne s’était passé et écouter ce nouvel album de Shellac avec les oreilles éperdues du fan en souffrance depuis la parution de Dude Incredible en 2014. Mais la souffrance, l’autre, celle du deuil compliqué est bien là. Steve Albini nous a quittés très brusquement il y a quelques jours. Alors l’expérience sera forcément perturbante. Et c’est là que la puissance du surnaturel prend décidément un tour exceptionnel. NON, Steve Albini n’est PAS mort, il joue de la guitare à côté de vous avec Todd Trainer et Bob Weston. Et To All Trains déchire comme à l’entraînement, celui de ce fight club, nihiliste mais joyeux dont on a rarement rechigné à payer la carte d’adhésion. Cet avatar d’AC/DC : même recettes fortiches, même science du riff implacable, mais un AC/DC constipé à l’extrême, renonçant même à la sudation par goût de la rudesse, de la violence rentrée, d’une sécheresse dominante mais consentie. Steve Albini est donc vivant, sur ce disque court et ramassé. Pas de longues progressions (pourtant un fascinant pilier du groupe) à la Didn’t We Deserve A Look At You The Way You Really Are (Terraform, 1998), qui pourra lui rester pépère au panthéon. Quasiment que des morceaux courts et remarquablement mélodiques comme l’inaugural WSOD, sorte de boogie-goth sans ambages. Chick New Wave ne fait pas de prisonniers. Tattoos les exécute sur-le-champ. Wednesdays comme du Joy Division de matheux perdus dans un fichier Excel. Sur tous les morceaux la voix est moins criarde, moins revancharde, plus humaine*. C’est confondant. Mais comme il s’agira vraisemblablement du 8e et dernier album de Shellac, il faudra rappeler à quel point dans une perspective abrasive, ces trois ingénieurs du son en maraude** sont arrivés aussi bien sur scène que sur disque, à de formidables transports de volume(s), de masse et de parpaings soniques, tout en continuant à faire un procès stalinien au Rock. More cowbells sur Days Are Dog, hommage à Mark E Smith (autre atrabilaire disparu) sur How I Wrote How I Wrote Elastic Man (Cock & Bull) qui pourrait également être un avertissement de daron aux Fontaines D.C., Idles et tous les groupes qui puisent (plus ou moins bien) dans ces larges puits de savoir, de rigueur et de haine***. Scabby The Rat lâche les frères Young (Malcolm et Angus, qui a déjà un bras arraché) dans un champ de mine. C’est toujours la guerre, toujours une escouade au taquet. Et le goût de cendre dans la bouche alors ? On peine à le sentir tant la pulsion de vie est prégnante.
Seul le dernier morceau, I Don’t Fear Hell fera une belle épitaphe.
If there’s a heaven, I hope they’re having fun
Cause if there’s a hell, I’m gonna know everyone
[…] when this is over
I’ll leap in my grave like the arms of a lover, and oh
I don’t fear Hell
Their baseball team is undefeated
Il n’était pas là pour ça mourir, Steve Albini. Il était là pour bosser (et dégommer l’ennemi, ce sombre connard malfaisant), au cas où vous n’auriez pas compris. Mais là, pendant un peu moins d’une demi-heure, il est encore bien vivant.
On a lu cette phrase d’un cynisme que n’aurait pas renié le principal intéressé : je plains le pigiste de Pitchfork qui avait ce disque dans sa pile de chroniques. Effectivement, il n’était probablement né lorsque At Action Park (1994) nous a mis la tête dans cette merveille d’étau buté.
Pour ça et pour le reste, merci pour tout, Steve Albini.
To All Trains par Shellac est sorti sur le label Touch And Go.
* et étrangement proche d’un Ian Astbury tabassé de mutisme. ** souvenir d’un croisement du pack, avenue Jean Janvier descendant de la gare de Rennes, signes de tête timides et air jovial entendu malgré la force visuelle de l’apparition. Trois maigrichons en cuir et un fan dodu en anorak (Transmusicales 1994). *** comme à la première écoute de My Black Ass, l’impression jouissive d’être vengé de la médiocrité de l’époque.