Gémir n’est pas de mise aux Marquises.
Découvrir ces mots de Brel à l’orée de l’adolescence donnait le vertige, déjà, alors même que la gangue de jugement que l’on pouvait avoir pour un temps fermée autour de ses disques, de sa figure, parce qu’il s’agissait toujours de trier afin de s’y retrouver, et de se trouver si possible, n’était plus de mise. Si Scott Walker et David Bowie reprenaient Brel, ça pouvait signifier ceci : Brel était, et est, important, et les totems vivent.
Il y avait leçon, qui servira pour la suite : sous notre nez ne s’agite pas autre chose que de bonnes chansons. Dont, donc, Les Marquises et cet énoncé vertigineux, coupant une brume de pizzicati, de ce qui échappe pourtant aux mots mais que l’on peut dessiner ainsi : enlevez tout, rien ne manque. Le jour s’écoule au cœur de l’océan, et les vagues suffisent, arbres, rochers, amitiés, amours, un peu de souffle. Gémir n’est pas de mise aux Marquises.
Et gémir sur le passé, la mort, le futur, s’agonir de nostalgie, n’est sans doute qu’une vague parmi des milliards d’autres s’épuisant tranquillement sur un rivage, ou disparaissant à peine érigées en pleine mer.
La nostalgie : faire durer une agonie – au lieu de passer à la vie suivante, et à la foule de vies suivantes qui composent une vie. On y passe tous – et avec un rien de chance, ça passe. Mais pour que ça passe, il faut bien que ça se passe, laisser faire, voir la gueule que ça a – pas grand-chose, des souvenirs, puis aimer de nouveau le vivant. Que faire des vieux habits d’époques révolues, au souvenir chéri ? On peut enfiler nos pantalons de 1992 ou de 1996 et constater à quel point on se sent cloche, finalement – le faire avec le corps plutôt qu’en songe donne un peu de chair à l’événement. Puis, petit à petit, on connaît mieux ça, ce bidule, la nostalgie, et il nous encombre moins. On peut le ranger : il dansera sa ronde de temps en temps, nous agacera ou nous distraira, nous réconfortera ou nous enfoncera un moment, rien de plus. Et si on peine parfois, tellement de disques sortent qui sont bons, beaux, doux, durs, qui nous rappellent le présent et pas seulement le passé, qu’ils nous rendent de la perspective – le passé ne détient pas l’exclusivité de cette dernière.
Que vient faire toute cette choucroute dans la chronique d’un disque de reprises ? Simplement : c’est important, un disque de reprise, et c’est souvent négligé – par l’auditeur·ice, par l’artiste, par le label, par les personnes qui en parleront ou qui écriront dessus – le roc Cash-Rubin en exception. Pin Ups, quelqu’un ? Le programmatique, on s’en cogne : l’affaire excède la pop. On ne sait jamais trop – parce qu’on oublie – où le mettre, le disque de reprises – à quoi ça sert – peut servir – ce que ça peut être – au-delà du karaoké – au-delà des insupportables versions revisitées (tout le monde n’est pas les Byrds, on se calme avec les ré-arrangements et les décalages). Sans doute y a-t-il une petite part de frayeur face à cet objet relié à l’absence, au passé, au souvenir – ces choses où l’on aime traîner seulement quand on le décide. Surtout, le disque de reprises présente une épreuve de l’art de la chanson souvent oubliée, enterrée sous des pelletées de considérations esthétisantes : celle du savoir-faire.
Implacable.
La chanson est jouée et chantée, ou n’est pas. Dans le cas d’une collection de reprises, le désastre peut être complet pas tant en raison d’une rare incompétence manifeste – ne pas pouvoir jouer les bons accords, ne pas pouvoir chanter la bonne mélodie –, même si ça se rencontre, que d’une insuffisance irrémédiable : l’absence à soi-même et à la chanson, ce miroir dans lequel se confondre jusqu’à y attraper aussi l’auditeur·ice. La pop au sens large d’avant les auteur·ices-compositeur·ices-interprètes le savait, celle des armées d’ouvrier·es à tubes aussi, et le folk, puisqu’il s’agit de la musique qui nous intéresse aujourd’hui, également, folk d’avant et d’après Dylan, folk de patrimoine et de matrimoine puis folk d’auteur·ices. Dylan chantait d’abord avec un art extraordinaire des chansons d’autres, qui étaient déjà les siennes puisqu’elles étaient à tout le monde, avant d’en écrire – on s’épanchera sur l’impensé du lien entre écriture et propriété une autre fois. Les Tables de la Loi en témoignent : Dylan était, et est, un immense interprète, y compris de lui-même.
Et Shannon Lay ?
Écoutez, si vous le voulez, Angeles, qui ouvre son dernier album, Covers Vol. 1. Vous n’en croirez pas vos oreilles. La liberté et la présence résonnent avec le paysage dressé par Elliott Smith, ce dernier ni oublié ni nécessaire, là seulement si on le veut, tandis que Lay est, elle, pleinement la personne qui trace le paysage pour que nous puissions l’habiter, chaque seconde – Angeles, les anges ont une cité, les anges ont une sale gueule, les anges n’existent sans doute que dans les esprits – et leur sexe.
Le savoir-faire. Pas un gros mot mais un travail, un pouvoir de rendre présente une chanson – et donc de rendre à soi, le temps de cette dernière, la personne qui l’écoute. Rien de plus simple écrit comme ça, rien de plus difficile – attrapez une guitare, allez-y, oui, bon, voilà, vous voyez. Pourtant parfois c’est là, aussi, pour vous, avec vous, qui vous enveloppe, dépasse, transperce – reprendre une chanson.
Shannon Lay, assise dans votre salon, votre guitare dans les mains, consacre ce nouvel album à cet art, où on la savait déjà capable d’extraordinaire – son Baby Where You Are de Ted Lucas a rendu beaucoup d’instants à eux-mêmes –, et chemine de nouveau sur un fil non ostensible – habiter pleinement des chansons sans les faire visiblement siennes – en les faisant complètement siennes – en les chantant telles qu’elles sont – elles sont personne, elles sont tout le monde. À la lecture du panthéon de ce volume – Elliott Smith donc, Nick Drake, Jackson C. Frank, Arthur Russell, Ty Segall, Sibylle Baier, Vashti Bunyan, Velvet Underground, OCS – aux transcendances équivoques, parcouru en une demi-heure d’écoute, avec cette famille advenue, souffle profond, calme, instantané, on s’attend à quelque chose qui ne manque pas d’advenir, dans son inaltérable nouveauté : une profonde émotion.
Que dire de mieux ? Le disque supporte la boucle car il est grower, un signe rare mais définitif des grands disques de reprises.