
Motivés pour se plier au jeu du Selectorama, les deux membres de Sextile ont préféré échanger sur leurs morceaux préférés sous forme d’interview plutôt que par écrit. C’est donc à Saint-Brieuc, où le hasard a fait que nous nous trouvions tous les trois, que j’ai rencontré le duo le plus hybride de la scène actuelle. Leur style fait aussi bien penser à l’EBM qu’au punk, au hip-hop ou au baggy. Ce qui, sur papier, pourrait passer pour un fourre-tout indigeste est en fait extrêmement jouissif et novateur. Leur reformation en 2023 leur a permis de toucher un nouveau public, et c’est à guichet fermé qu’ils assurent la tournée de promotion de leur épatant nouvel album, yes, please. Vraiment enthousiastes à l’idée de se prêter au jeu, Melissa Scutado et Brady Keehn ont choisi des morceaux qui ont posé les bases de leur culture musicale aussi bien que celles de leurs deux derniers albums. Vous y croiserez Crass, The Normal, M.I.A. ou bien Brian Eno.
01. Crass, Banned From The Roxy
Melissa : C’est un groupe que Brady et moi adorions avant même que Sextile n’existe. On les écoutait beaucoup à une époque, avant de monter sur scène. Ça nous donne de l’énergie. Ils sont puissants, et j’aime particulièrement leur approche. Ils utilisent ce qui pourrait s’apparenter à des rimes de comptines dans leurs textes. On essaie de faire un peu la même chose sur certains de nos titres. Crassy Mel sur notre album précédent devait sonner comme du Crass. La démo était fidèle à leur approche, mais la version du disque sonne plutôt comme The Prodigy. On a rencontré leur batteur. Je lui ai demandé pourquoi il jouait avec ce style si particulier. Il m’a dit : « Quand nous avons commencé, je suivais le rythme du chant car le groupe n’était composé que du chanteur et de moi. » Et c’est ce qui donne à leur batterie un son unique. Un des plus cools que j’ai jamais entendus. L’album Stations of the Crass reste une de nos références.
Brady : Leur mix batterie / guitare est hyper brut, dissonant, mais en même temps pop et super intelligent. Leur côté enfantin rend ça hyper accrocheur.
02. Josh Wink, Are You There?
Brady : J’ai découvert Josh Wink il y a deux ans, en explorant la fusion du breakbeat, de l’acid et de la culture DJ. Il est de Philadelphie et c’est un pionnier dans le genre. Je me suis plongé dans sa musique pendant une longue période car j’ai beau connaître ses morceaux par cœur, il me captive à chaque écoute. C’est ce mélange de breakbeats et de synthé Roland TB-303 qui crée une pure magie. Je trouve que son influence se ressent dans nos deux derniers albums.
Melissa : On l’écoute en studio quand on enregistre, mais on le passe régulièrement lors de nos DJ sets.
Brady : Le public devient fou quand on passe du Josh Wink. C’est différent des formats dance classiques, donc ça surprend, mais dans le bon sens.
03. Underworld, Two Months Off
Melissa : Encore un titre que l’on joue avant de monter sur scène ou dans nos DJ sets. Il y a tellement de lumière dans ce titre. C’est tellement positif, particulièrement au moment où les vocaux débutent : “You bring light in”. Underworld a la particularité de construire ses morceaux différemment, sans grosses batteries, et pourtant ça groove à mort. C’est du krautrock moderne, hypnotique, répétitif, mais ça t’emporte. Ils peuvent jouer la même chose pendant neuf minutes, ça reste génial.
Brady : Je suis un geek de la programmation de batteries, et je peux te dire que je n’ai jamais rien entendu de mieux que sur ce titre. On les a vus en live à Coachella, avec Yung Lean en guest sur Born Slippy. C’était fou.
Melissa : Karl Hyde est la personne âgée la plus sexy que je connaisse. Il a vraiment un truc.
04. M.I.A., Bamboo Banga
Brady : Les deux premiers albums de M.I.A. sont énormes. Production, beats, flow… Tout nous a inspirés pour nos deux derniers albums, yes, please et Push.
Melissa : Oui, mais également ses performances vocales à la fois fermes et cool. Ses paroles, ses jeux de rimes sont presque enfantins, mais avec un vrai fond. Comme pour Crass. Je travaillais chez un disquaire quand ses deux premiers albums sont sortis, et je me suis pris une grosse claque.
Brady : Bamboo Banga a une structure géniale, la basse n’arrive qu’à mi-chemin. Et quand elle arrive, BOUM. Ça frappe. Je crois que, de façon générale, j’aime ce qui challenge la structure traditionnelle d’une chanson.
Melissa : Nous produisons nos albums nous-mêmes. Nous essayons d’être originaux, mais notre évolution n’est sans doute pas aussi importante que si nous travaillions avec quelqu’un de l’extérieur. Pour yes, please, nous avons souhaité travailler avec du nouveau matériel. Nous avons passé des heures à faire de la recherche avant d’investir.
Brady : On a voulu célébrer les créateurs de synthés modernes. Les gens qui essaient de faire avancer la musique et le son. Fini les vieux Korg des années 70. On a trouvé des fabricants en Pologne, en Belgique, en Caroline du Nord… Tout l’album a été fait avec ces nouveaux instruments : batteries, synthés, cloches, etc. Même si parfois, on utilise encore nos téléphones ou des horloges comme bruitages.
05. The Normal, Warm Leatherette
Melissa : Daniel Miller est un génie. Pour moi, ce titre est aussi avant-gardiste qu’à sa sortie en 1978. Je l’ai entendu la première fois dans un club gothique quand j’avais 15 ans. Je n’avais jamais rien écouté de similaire auparavant. C’est dans cet endroit que j’ai aussi découvert Fad Gadget et The Sisters Of Mercy. Je n’avais pas l’âge requis pour pouvoir entrer dans ce club, mais rien ne m’arrêtait. On a fait une démo pour Penny Rose qui est très proche de la version finale de l’album. J’adorais comment elle sonnait. Nous l’avons mixée avec Warm Leatherette en tête. On a gardé le feeling. C’est devenu une référence de mix.
06. Depeche Mode, Shake the Disease
Melissa : Le lien avec Daniel Miller est facile, mais je suis obsédée par Depeche Mode. Par son label Mute également. Et pourtant, je trouve que Depeche Mode est devenu un meilleur groupe après le départ de Vince Clarke. Speak & Spell est un excellent disque de synth pop, mais rien de plus. Quand tu penses que cinq ans plus tard, Depeche Mode a sorti Black Celebration, là on commence à parler sérieusement. C’est “leur disque” selon moi. Et pourtant ils ont réussi à enchaîner avec Music For The Masses, qui est un autre monument. C’est un des groupes que j’ai vus le plus souvent sur scène. J’ai un tatouage Shake The Disease sur le bras. Je ne veux pas sombrer dans le drama, mais à une période très sombre de ma vie, il y a maintenant longtemps, je ne savais pas si je voulais continuer à vivre, j’étais une addict. J’écoutais Shake The Disease vingt-cinq fois par jour. Je passais également le film 101 en boucle. Ils m’ont maintenue en vie pour la simple raison que je me disais que si je mourais, je ne pourrais plus jamais écouter Depeche Mode. Et ça me brisait le cœur. C’était presque spirituel, ils m’ont redonné de l’espoir. Je dis souvent qu’ils sont mes Beatles. J’adore les Beatles, mais Depeche Mode… Si je dois emmener un seul disque sur une île déserte ? Je prends un disque de Depeche Mode.
07. The Prodigy, Breathe
Brady : Puisque Melissa parle de son disque d’île déserte, le mien serait probablement The Fat Of The Land de The Prodigy. J’aime particulièrement les samples utilisés sur Breathe. J’ai découvert ce titre sur MTV. Je n’avais jamais entendu parler de ce groupe. J’ai acheté le disque immédiatement. Je dansais dans le salon de mes parents en l’écoutant. Je devais avoir 12 ou 13 ans. Mon père n’appréciait pas du tout car c’est un fan de Southern Rock (rire). Son truc, c’est The Wallflowers. Je n’arrivais pas à écouter ou à jouer de la musique pendant la pandémie. J’ai réussi à m’y reconnecter progressivement en revenant aux sources. J’ai réfléchi aux disques qui m’ont inspiré et qui m’ont donné envie de faire de la musique à une époque où je n’avais aucune idée de la violence de l’industrie musicale. J’ai ressorti mes disques de hip-hop, c’est comme ça que l’ébauche de Penny Rose est née, mais aussi The Prodigy. J’ai aussi réécouté The Cranberries. C’était mon tout premier concert. J’adore encore leur titre Zombie. Ça m’a permis de réaliser à quel point je n’avais pas de barrières musicalement.
Melissa : Il n’y a pas de honte à aimer The Cranberries. Je les écoute encore régulièrement, surtout No Need To Argue. The Prodigy était révolutionnaire pour la gamine que j’étais à l’époque.
08. The Velvet Underground, Sister Ray
Brady : Je tiens à mentionner ce morceau, car c’est le premier disque que nous avons mis sur la platine du studio après avoir fini le mixage de yes, please.
Melissa : On s’est dit que notre travail ne valait rien à côté du Velvet et ça nous a déprimés. C’est tellement bon que tu as envie de rejoindre leur groupe. La raison pour laquelle nous faisons de la musique électronique est simple. Nous voulons faire quelque chose de nouveau, et la technologie nous le permet. C’est beaucoup plus compliqué d’innover avec les guitares, car on les utilise depuis plus longtemps et beaucoup de choses ont déjà été explorées. Mais pourtant, à chaque fois que l’on écoute le Velvet Underground, on se prend une claque. Ils sont si punks et agressifs avant l’heure, parfois en ne jouant que deux accords. Lou Reed avait des couilles. Il écrivait sur l’héroïne, le cuir, les coups de fouet… Personne ne faisait ça à l’époque. Je me dis : « Merde, sans eux, rien de tout ça n’existerait. » Le groove de Sister Ray est juste un truc de malade. Quand tu écoutes certains de leurs lives, ils t’agressent avec ces morceaux qui durent dix-huit minutes pendant lesquels tu es parfois assailli par du feedback. Mais chez le Velvet Underground, tu as ce groove droit, ce beat constant qui fait que tu ne t’ennuies jamais.
Brady : Ça nous a obligés à repenser notre manière de composer pour le prochain album. Il y aura plus de guitares. On s’est dit : « Ouais, c’est à nous de jouer, on va faire du Velvet à notre façon ».
Melissa : Je suis passée par une phase où je n’écoutais que Lou Reed. Coney Island Baby est incroyablement puissant. Si je l’écoute seule à la maison, je pleure sur certaines chansons. Lui seul arrive à dire des choses sur les femmes que je respecte, alors qu’elles me feraient bondir si d’autres le faisaient.
09. Happy Mondays, Loose Fit (Paul Oakenfold And Steve Osborne Remix)
Melissa : Le nom de l’album est une référence aux Mondays. Et la chanson 99 Bongos leur rend hommage sur l’album. Elle a ce feeling baggy, à la Manchester. On a essayé de faire un truc qui ressemblait à Happy Mondays sur notre album précédent, mais ça ne fonctionnait pas. Il n’est jamais sorti car il ressemblait justement trop à du Happy Mondays. Nous intégrons consciemment des influences d’autres groupes, mais sans les plagier. Et les paroles n’étaient pas au niveau de ce que peut produire Shaun Ryder. Il peut être super brouillon, et pourtant ça marche. Il a ce truc particulier, comme Mark E. Smith, ils disent des choses simples, mais brillantes.
Brady : Je préfère le remix de Loose Fit à la version de l’album car je trouve l’intro meilleure. Je ne sais pas si c’est parce que j’écoute un peu trop ce groupe, mais je porte de plus en plus de vêtements baggy (rire). Je ne me suis mis aux Happy Mondays qu’il y a deux-trois ans. C’est récent pour moi, mais j’essaye d’incarner l’énergie, le flow, et l’attitude cool que leur musique dégage.
10. Brian Eno With Daniel Lanois & Roger Eno, Deep Blue Day
Melissa : La dernière chanson de notre album s’appelle Soggy Newport. C’était à la base une chanson country que j’ai composée à la guitare en 2011, à un moment où j’étais en fauteuil roulant à cause d’un sale accident qui a ruiné mes jambes. Les gens ne le savent pas, mais nous écoutons beaucoup de country. Bref, j’étais coincée à New York dans une institution qui s’occupe de troubles mentaux, et ce titre parle de l’expérience que je traversais à l’époque. Je la trouvais marrante, mais en la réécoutant récemment je l’ai trouvée super triste. J’ai joué cette démo à Brady, qui l’a réenregistrée avec plein de synthés. L’inspiration de cette nouvelle version vient de Deep Blue Day de Brian Eno. C’est une pure merveille que l’on trouve sur la B.O. de Trainspotting et sur l’album Apollo – Atmospheres & Soundtracks. On y trouve cette guitare slide que j’adore. On adore Brian Eno. On écoutait Taking Tiger Mountain (By Strategy) sur le trajet pour venir ici. On y trouve ce morceau, Motherless Whale. Les sons sont hyper aigus et pourtant c’est hyper émouvant. Ça me donne envie de pleurer. Comme cette scène dans le film Las Vegas Parano où il dit : « Je ne peux pas supporter cette note si fantastique ! ». C’est exactement ce que je ressens. Mais ça m’arrive un peu trop souvent (rire). Un autre exemple serait quand la voix de Bowie arrive dans Satellite of Love de Lou Reed.
11. Three 6 Mafia, Stay Fly
Melissa : Je pense que Stay Fly est le morceau idéal pour découvrir ce groupe. Il montre leur magie, leur maturité. Ce roulement de caisse claire, la production, c’est incroyable.
Brady : Il y a de quoi faire niveau chansons de qualité avec Three 6 Mafia, mais je suis d’accord avec toi. Notre objectif pour yes, please était de recréer cette vibe qu’on sentait dans les fêtes, où un morceau démarre et tout le monde arrête de parler pour chanter en chœur. Ça m’est arrivé avec Stay Fly quand j’étais à une fête dans une arrière-cour en Géorgie. Dès les premières notes, tout le monde était à fond.
12. The Rapture, House of Jealous Lovers
Brady : Ce titre était également un de nos templates pour l’album. Pour les mêmes raisons que Three 6 Mafia. C’est un de ces morceaux intemporels, quelle que soit l’ambiance dans une soirée, tout le monde va adorer.
Melissa : Quand nous faisons des DJ sets, nous le passons toujours entre deux énormes tracks électro, et ça marche à chaque fois. On a toujours une petite appréhension pour savoir si ça va fonctionner, mais dès que la guitare et la cloche cowbell arrivent, les gens deviennent fous.
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