
Il y a quelques moi à peine, Rémi Laffitte sortait le fruit de près de deux ans de travail sous la forme d’un fanzine aux allures de livre intitulé Futur Parlé, avec pour thème la question cruciale « C’est quoi l’Indé ? », posée à des groupes et labels (41 au total) du coin, et même d’un peu plus loin (Usa, Canada, Angleterre…). Un tour de table détaillé sur l’état des lieux du lien qui nous unit à la musique, en ces temps où le fossé se creuse chaque jour un peu plus entre la précarité des petits et l’ultra-domination des grosses pointures. Avec un point de vue autant intime que professionnel, il recense subjectivement, à l’heure des GAFAM et des plateformes de streaming, ceux qui se battent chaque jour pour que leur art existe. Vaste question, mais exemples précis où Rémi, ancien responsable du label non-profit Atelier Ciseaux pendant 10 ans, défenseur de festivals comme MOFO et Sonic Protest, et programmateur pour la salle L’International récemment fermée, pointe avec justesse toutes ces énergies collectives et individuelles. Voici son histoire à travers quelques morceaux qui ont jalonné son parcours.
01. Mount Eerie, You Swan, Go On w/ Julie Doiron & Fred Squire (2008, P.W. Elverum & Sun)
Pour cette sélection, je voulais éviter de mettre en avant un·e participant·e du fanzine, mais je vais faire une exception pour l’exceptionnel Phil Elverum, alias Mount Eerie. Peut-être que je manque un peu d’objectivité – j’ai eu la chance, avec Atelier Ciseaux, de sortir un 45t avec lui en 2012 – mais il reste pour moi une figure profondément inspirante : discrète, authentique, drôle, touchante et toujours portée par ce goût pour l’aventure musicale depuis ses débuts avec The Microphones. Une sorte d’anti-héros du quotidien version DIY, qui continue de tracer son chemin à la boussole plutôt qu’au GPS.
En 2011, je lui ai proposé de sortir un disque. Je n’y croyais pas vraiment, mais je ne voulais pas avoir de regrets. Il auto-publie la quasi-totalité de ses disques via son label P.W. Elverum & Sun – alors pourquoi aurait-il accepté de travailler avec moi ? Mais l’indé, le DIY, m’ont appris une chose essentielle : il faut essayer ! On s’auto-neutralise beaucoup trop souvent par peur de l’échec, du regard des autres, de ne pas… >> insérer ici vos propres peurs / doutes << ! Se lancer, oser, tenter, défendre un truc qui vous tient à cœur coûte que coûte, c’est ça, pour moi, l’indé ! Finalement, j’ai bien fait, car trois semaines plus tard, il m’a répondu qu’il était partant.
À l’époque où j’ai commencé à imaginer ce premier numéro, je m’éloignais doucement – mais sûrement – d’un projet dans lequel je ne me sentais plus vraiment à ma place. C’est à ce moment-là que cette question sur l’indé, qui me travaillait déjà depuis longtemps, est devenue presque obsessionnelle. Plutôt que de la garder pour moi, j’ai eu envie – et besoin – de la partager avec d’autres.
Futur Parlé m’a permis de me reconnecter à mes émotions, et surtout à mes envies.
Ça faisait plusieurs années qu’on ne s’était pas parlé quand je lui ai écrit pour lui proposer de participer au fanzine. Ça m’a vraiment touché qu’il accepte !
02. Amanda Woodward, Sansvie.com (2001, Stonehenge Records)
Amanda Woodward, la révélation. Ma révélation. Je n’aime pas trop utiliser le mot « fan » – trop consumériste – mais Amanda fait partie de ces rares groupes dont je garde précieusement chaque disque, sans jamais-jamais envisager de m’en séparer un jour. Avec Amanda, figure emblématique de la scène emo-screamo des années 2000, « on touche à la grâce et on tutoie la crasse » (On est un con, 2004). Leurs paroles cryptiques et sociales ne décolèrent pas, et continuent de (me) parler au présent. Je crois que j’ai rarement été autant touché par des textes…
J’ai découvert le groupe peu de temps après la sortie de son second EP Ultramort (2002). J’étais à Lyon pour mes études et je commençais à fréquenter la scène punk-hardcore-ish locale. Côtoyer ces gens m’a fait prendre conscience qu’on pouvait devenir acteur·rice, s’impliquer concrètement, tout en défendant des valeurs fortes qui nous tiennent à cœur. Ce qui m’a marqué, c’est cette possibilité de s’organiser autrement, de créer des espaces de liberté où la culture n’est pas / plus un produit. C’est ce que j’ai essayé de faire, à ma façon et modestement, avec Atelier Ciseaux.
Quand j’ai créé le label en 2008, sortir des disques et défendre des groupes avec les moyens du bord, à grands coups de débrouillardise et d’amour, me semblait être un petit acte de résistance. Pas de ceux qui sauvent des vies, mais de ceux qui nous maintiennent en vie. Aujourd’hui, ces actions sont plus banales, normales. Tant mieux, parce que ça veut dire qu’elles se démocratisent, mais en même temps, on a tendance à oublier l’engagement que cela représente de s’investir dans un label, un média, une orga DIY… surtout par les temps — gris — qui courent pour la culture.
Le fanzine est sorti mi-mars, peu de temps après qu’on ait encaissé un nouveau refus des pouvoirs publics pour nous aider à sauver L’International. Un non bureaucratique, qui ne faisait que confirmer ce qu’on savait déjà : cette culture reste, pour elleux, secondaire, négligeable, mineure… Aucune considération pour des lieux comme L’Inter, pourtant essentiels à la musique, à l’émergence, à la diversité, à la transmission et au tissu social.
Avec ce numéro, mon but n’a jamais été de trouver LA réponse, mais plutôt de lancer une réflexion chez celleux qui y participent ou le lisent. Avec chaque exemplaire, j’ai glissé un marque-page qui invite les lecteurs·rices à m’envoyer leur réponse, que je publie ensuite sur les réseaux et le site de Futur Parlé. Ce zine, c’est aussi une manière de (re)mettre en lumière ces énergies collectives et individuelles si précieuses dans ce monde qui semble s’effondrer chaque jour un peu plus ! Et si on veut éviter que tout ça ne disparaisse en un clic (de) droit(e), il va falloir s’organiser, se fédérer… et rapidos !
“La fin c’est d’avoir une vie, pas d’y faire du commerce”.
03. Grouper, Headache (2016, Yellow Electric)
Avec le label, on m’a souvent demandé de faire des mixtapes. Et rares sont celles où il n’y a pas un morceau de Grouper.
En 2009, j’ai eu la – méga – chance de voir Liz Harris en concert. Enfin, Enfin, c’est une chance que j’ai dû provoquer = un aller-retour express en voiture Montréal-Philadelphie . Elle jouait avec U.S. Girls, dans une ancienne chapelle en banlieue de Philly, lors d’une soirée organisée par une asso étudiante. On devait être quinze, grand max ! C’était WOW !
Quand j’ai appris qu’elle venait jouer à Paris en 2022 – ce qui n’arrive quasiment jamais – j’ai pas mal hésité avant de prendre ma place. La voir dans ces conditions, 13 ans plus tôt, c’était presque irréel. J’avais peur d’être déçu, mais non ! C’était magnifique, et surtout, elle a joué Headache, sans doute mon morceau préféré.
Je trouve fascinant son côté fantomatique — même si ça s’est un peu estompé depuis qu’elle est plus active sur Insta. Je me souviens d’avoir lu un article où le ou la journaliste la qualifiait d’« artiste de l’effacement ». C’est exactement ça ! Ce qui compte, c’est la musique, sa musique. Elle n’a pas besoin de clips (elle n’en a fait qu’un seul), ses compositions forment déjà, à elles seules, un kaléidoscope d’images quasi infini.
Je me rappelle qu’à une époque, elle diffusait ses news et ses dates via un Google Doc partagé. J’avais trouvé ça vraiment cool et smart ! Quand j’ai lancé le fanzine, je me suis beaucoup questionné sur quels outils de com utiliser… META, pas META, etc. Avec Atelier Ciseaux, j’ai toujours tenu à avoir un site internet parce que je trouve ça tellement moins uniforme et rigide que les réseaux. Pour Futur Parlé, je voulais garder une approche vraiment DIY. Et c’est ce souvenir qui m’a donné l’idée de créer un site à partir de pages Google Doc que j’ai linkées entre elles. C’est ce que j’aime dans le Do It Yourself, les détails, les alternatives, les détours… même si bon, ça reste malheureusement encore dur-dur d’échapper aux GAFA !
J’ai écrit à Liz pour lui proposer de participer au fanzine, mais sans succès… Dommage… mais au moins, j’ai tenté !
04. Fugazi, Waiting Room (1988, Dischord Records)
Un classique, évidemment. Ce morceau – tout comme Deceptacon de Le Tigre – a tourné dans au moins 66,6 % des DJ sets de soutien organisés à l’Inter ces derniers mois. Tant mieux, parce que je ne m’en lasse pas. Et puis avec la team de l’Inter (<3), on a un peu eu l’impression de passer ce début d’année dans une Waiting Room justement, à force d’espérer une réponse sur l’avenir du lieu. Ce qui est chouette, c’est de voir que ce titre continue d’être joué par les plus jeunes. C’est important que la musique – et l’éthique – d’un groupe comme Fugazi circule encore. Et encore.
Que dire de plus sur le groupe qui n’ait pas déjà été dit ? La première fois que je suis tombé sur un de leurs disques, j’ai bloqué direct sur cette petite note au dos de la pochette : « Don’t pay more than $10 for this record ». Un manifeste simple et radical à la fois, un refus net d’entrer dans la “logique” marchande du capitalisme. Utiliser des “détails” pour politiser la culture, ça me parle !
Of course, c’est plus compliqué à mettre en place aujourd’hui — ce serait le sujet d’une autre (longue) discussion — mais ce genre de prise de position (coucou Dischord !) a marqué et influencé un paquet de monde. Moi le premier.
Avec le label, j’ai toujours essayé de pratiquer des prix bas pour que les disques soient accessibles au maximum de monde. Mon approche avec le zine est totalement similaire. Comme je reverse une partie des bénéfices à l’association parisienne Timmy – qui accompagne au quotidien les mineur⸱es et jeunes majeur⸱es exilé⸱es en difficultés en Île-de-France – j’ai mis en place deux prix différents, dont un prix de soutien un peu plus élevé, mais qui me permet de filer un peu plus à l’asso. Ça ne changera pas le monde mais c’est déjà ça…
Dans les années 90, une boîte à Boston a commencé à vendre des tee-shirts This is Not a Fugazi T-Shirt, mais Ian MacKaye leur a rapidement demandé d’arrêter. Finalement, après discussion, il a accepté la production des tee-shirts mais à condition que les bénéfices soient reversés à une organisation caritative. Avec Fugazi — et donc Dischord — ce refus de se merch-andiser est hyper intéressant. Ça m’a fait me poser pas mal de questions sur l’art et sa commercialisation, sur l’iconisation…
05. Lucky Dragons, I Keep Waiting For Earthquakes (2008, Upset! The Rhythm)
Pas simple de choisir un titre dans la discographie de micro-tubes – ou plutôt de tremblements de terre sonores – de Lucky Dragons, le duo de LA formé par Sarah Rara et Luke Fischbeck. Décrire leur musique est une sacrée colle : une espèce de folk-électronica organique, infiniment libre, bricolée, et souvent dansante. Leur démarche est à la fois radicale et ouverte : iels intègrent le public à leurs performances, en l’invitant à interagir directement avec leur musique. Chaque concert est un moment vraiment unique. Je garde un souvenir spécial du show en appart qu’on avait organisé avec Camille / Karaocake pour leur tournée de 2008 !
Le groupe a été en quelque sorte ma porte d’entrée vers la scène weirdo de la West Coast d’Amérique du Nord (circa 2006 / 2007), que j’avais commencé à explorer timidement avec No Age — d’ailleurs, Dean, le batteur, participe au zine ! Ça m’a permis de découvrir des groupes comme Xui Xui, High Places, Foot Village, Pocahaunted… mais aussi des artistes comme David Horvitz ou Martine Syms !
Entre 2008 et 2009, j’ai monté un micro-label, Atthletic Duddes, avec lequel je recyclais de vieilles cassettes abandonnées. Sur la face A, j’enregistrais des morceaux inédits (d’él-g, Felicity Mangan, Part Wild Horses Mane On Both Sides, Astral Social Club, Blue Sabbath Black Fiji…) alors que sur la face B, je conservais les titres originaux tels quels. Résultat ? D’improbables splits entre des groupes d’expé-noise et des stars du Top 50, de la musique classique, du raï… À cette époque, j’étais à fond dans Lucky Dragons, et leur liberté m’a sans aucun doute beaucoup inspirée pour ce projet.
C’est réellement en préparant ce selectorama que j’ai pris conscience de l’importance qu’a ce groupe pour moi !
Pour le 45t qu’iels ont sorti sur Atelier Ciseaux (2009), on avait fait sérigraphier la pochette en 42 versions différentes. Lucky Dragons m’a aussi plongé dans un univers visuel très art-gallery qui me touche toujours autant aujourd’hui. Sarah et Luke avaient même lancé le Sumi Ink Club : un club de dessin participatif — all ages, all humans, all styles — qu’on pourrait considérer comme une extension visuelle de leur musique.
Je crois que c’est aussi en partie grâce à iels que j’ai pu sortir le 45t avec Mount Eerie…
06. Essaie Pas, Futur Parlé (2018, DFA)
Finalement, je fais une nouvelle exception en parlant de deux autres participant·es du zine : Marie Davidson et Pierre Guérineau. Le nom du fanzine, Futur Parlé, vient d’un morceau qu’iels ont sorti avec Essaie Pas en 2018. Je les remercie encore (<3) de m’avoir autorisé à l’utiliser. C’était une telle évidence que je ne m’imaginais pas en chercher un autre !
Quand j’ai commencé à rassembler mes idées pour ce premier numéro, j’écoutais ce morceau en boucle. Il y a quelque chose de profondément captivant dans cette chanson – un côté radiophonique, un ton presque prophétique à la fois calme et inquiétant, et qui joue avec l’ambiguïté. Mais au-delà des paroles, ce nom résonnait tellement avec ma vision du zine. Créer un espace d’échange, de discussion, voire de transmission… et puis le futur, c’est déjà maintenant ! Alors, go !
Je trouvais aussi chouette de faire un – discret – lien avec le passé, avec le label. En 2014, j’ai eu le plaisir de sortir un split partagé entre Essaie Pas et leurs compatriotes de Police des Moeurs. Ce nouveau projet, c’est la continuité de ce que j’ai pu faire avant… la forme a changé mais pas le fond.
Je trouve le parcours de Pierre et Marie admirable, ensemble ou séparément. Ce que je trouve fort chez elleux, c’est cette capacité à rester intègre tout en se donnant la liberté d’aller où iels veulent. Et toujours avec exigence. En ce moment, on parle beaucoup de Marie, et c’est amplement mérité. Sa discographie, c’est un sacré voyage !
07. NTM, Tout n’est pas si facile (1995, Epic)
Je tenais à mettre un titre de rap, car c’est une composante essentielle de ma culture – musicale. Gamin, j’ai évidemment poncé le premier album de Claude MC Solaar, mais avec NTM j’ai découvert le rap (c)rue. Un soir, je suis tombé par hasard sur J’appuie sur la gâchette (1993), en écoutant Skyrock – qui portait encore bien son nom – et là, BOUM ! Ce morceau bien frontal, qui parle du suicide, m’a mis une grosse claque. À l’époque, je n’écoutais pas énormément de rock en français, les rappeurs sont devenus mes chanteurs à textes – engagés.
Avec le recul, j’ai l’impression que l’ado que j’étais ressentait bien plus de révolte en écoutant le Suprême NTM que Nirvana — qui tournait pourtant en boucle.
Depuis ma petite ville de province, l’album Paris sous les bombes sonnait comme la bande-son parfaite de ce lifestyle rap. Entre réalité et (mon) imaginaire. Les raids nocturnes pour bomber des trains, les virées en bandes, les couloirs du tro-mé, les sirènes de police… C’était loin de mon quotidien, bien sûr, mais je trouvais ça fascinant. Il y avait ce côté raw, “beaucoup plus punk que la plus punk de tes copines”.
J’habite dans le 20e à Paris, un arrondissement pas mal tagué / graffé. Je sais que ça fait râler beaucoup de monde, et je comprends : il y a plein de trucs dégueulasses, et ça peut vraiment défigurer une ville. Mais j’aime ce médium d’expression. On a toustes besoin d’un espace pour… s’exprimer, et c’est à nous d’aller le chercher, de le créer, parce que sinon, on peut attendre longtemps…
Au collège, je faisais partie des rares kids à écouter autant NTM que Slayer. Le rap m’a donné envie d’aller voir ailleurs, d’écouter autre chose que du rock. Ce rapport à la rue, je l’ai retrouvé plus tard avec le skate. Il y avait ce même esprit urbain, nocturne, communautaire… et les VHS de skate m’ont aussi permis de découvrir tellement de groupes et de genres différents !
08. REYMOUR, Dix mois (2024, Knekelhuis)
Une musique à la fois brumeuse et lumineuse. Un saut, les yeux écarquillés, dans la nostalgie du futur. Leur dernier LP, No Land (2024), est tout simplement f.a.b.u.l.e.u.x ! Impossible de ne pas l’écouter en boucle !