Selectorama : Philippe Azoury

Philippe Azoury
Philippe Azoury
On se sent bien peu de choses lorsqu’il s’agit d’écrire un texte d’introduction, aussi court soit-il, au sujet d’un garçon comme Philippe Azoury. Croisé autant très tard la nuit dans des lieux très bruyants que dans les colonnes de moult publications (peu importe le flacon) où il ébroue son amour du cinéma, entre relation complexe et possession viscérale, il publie aujourd’hui un livre sur Jean Eustache, réalisateur de l’intime qui réalisa un jour un film ultime, La Maman et la Putain. Ces trois cent pages essentielles publiées par Capricci nous ont évidemment donné envie de lui proposer de tracer le parcours musical qui l’a accompagné lors de son travail.

01. Alain Kan, Nadine, Jimmy et moi

Pas le choix le plus obscur de cette sélection, on ne peut pas dire, mais je ne connais toujours pas de titre aussi beau pour tenter de chanter la libération sexuelle. Nadine, Jimmy et moi, c’est le projet de La Maman et la Putain mais sauf que cette fois ça marche ! Une utopie donc, où le plaisir et le don l’emportent sur la possession amoureuse. Alain Kan chante un possible (et il le chante si sensuellement), là où Eustache raconte un impossible.
L’un dissout les emmerdes dans le corps, l’autre les fait revenir dans la langue.
02. Diabologum, La Maman et la putain

Il y a un long paragraphe entier sur ce morceau dans le livre, je ne vais pas le reproduire, j’en serai pas capable de toute façon. Mais ce que Michel Cloup et Arnaud Michniak ont réussi en 1996 à partir du monologue de Veronika est hallucinant. Où séparé des gros plans au fusain et à la craie sur le visage de Françoise Lebrun, le monologue de Veronika se laisse enfin entendre dans toute sa complexité, ses contradictions. On n’en a pas fini avec ce monologue. Ça ne fait peut-être que commencer.
En 1973, la critique a trouvé La Maman et la putain pornographique. En 1993, Diabologum lui offre une appellation Hardcore.
03. Dominique A., J’ai tué l’amour

C’est une reprise de Barbara enregistré pour Auguri (Auguri est l’autre chef d’œuvre de Dominique A., après La Fossette. C’est le grand disque français méconnu des deux dernières décennies, un disque eustachien, et c’est moi qui vous le dis : soit quelqu’un qui ne connait rien à la chanson française ). Dominique A. l’avait écartée au moment du choix. Elle est sortie plus tard, sur des faces B. Le texte est sublime. Jean Eustache avait une passion pour la chanson. Fréhel, Damia, Piaf, Trenet étaient dans ses films. Eustache est un sentimental, qui sait  comme chacun ici, que la chanson recèle la vérité et qu’une chanson de trois minutes seule sait dire la douleur d’aimer.
04. Edith Piaf, Les Mots d’amour

Je suis nul en chanson française, j’y suis même souvent allergique : je ne suis français que de façon totalement circonstancielle, je n’ai pas du tout cette culture musicale, elle ne me dit rien (qui vaille). Je ne rencontre de chansons françaises que par accident : dans un taxi, dans un film, à la radio.
Ce morceau de Piaf, je l’ai entendu dans une émission où j’étais invité pour parler de Duras (qui l’avait utilisé dans Savanah Bay). J’en aurais chialé en écoutant les paroles.
Les Mots d’amour ne figure dans aucun film d’Eustache (il a choisi Les Amants de Paris pour La Maman… et c’est un choix d’une puissance évocatrice infinie : « Donnez-moi des chansons pour qu’on s’aime à Paris »…), mais il les résume tous. C’est le hors-champ de toute sa démarche. La séparation amoureuse, le langage amoureux, son utilisation exclusive et pourtant renouvelable. Laver la langue après usage. 
05. Ghédalia Tazartès, Un amour si grand…

Le titre du livre vient de là. Chaque livre a ses secrets. Celui-ci tournait autour d’une certaine idée du danger : Eustache aimait le cinéma tout en s’acharnant à le démolir. À le démolir en beauté. Saccage systématique, net, fou. Je tournais autour de cette idée que je ne savais exprimer en peu de mots, en une formule. Puis en janvier il a fallu défendre le projet de ce texte qui n’était pas encore écrit, juste à l’état de notes prises depuis le mois de juin 2022, devant une commission du CNC. Dans le jury il y avait une actrice pour qui j’ai une admiration immense : Nathalie Richard. Devant ce jury, j’improvise, j’essaye d’intéresser et je galère à dire cet amour et cette destruction qui vont, main dans la main.
Devant cet amour de la négation, je vois Nathalie Richard sourire, comme si elle essayait de me dire : « La formule que vous cherchez, je la connais mais je ne peux pas vous la dire ». C’est comme en psychanalyse, il va falloir aller chercher cela tout seul, comme un grand. Deux mois passent et un soir à Lausanne, je fais un saut chez un disquaire magnifique (Belair records, 51 rue du Bourg). Lequel connait mes goûts. Il me conseille d’aller voir dans le bac expérimental, il vient de rentrer une collection superbe. Plein de Ghédalia. C’est simple, on les voit jamais. Dont Diaspora, son premier disque. Je prends. 
Quatre jours passent et de retour à Paris, je finis par sortir le disque de son sac et je le mets tout en écrivant le dernier chapitre du livre, le plus difficile à faire, je crois. Et je reste stupéfait par ce morceau, par sa force, par ces voix. Je retourne la pochette, pour en connaitre le titre, coup de poing. Je sais peu de trucs sur Ghédalia, (il allait au Baron Rouge, et vivait en dandy), je lance une recherche sur internet je découvre qu’il a été de très longues années le compagnon de Nathalie Richard. La formule, était-ce celle-là? Je le crois. Communication NASA.
06. A.C. Marias, Our Dust

J’aime beaucoup Wire mais j’ai toujours préféré les side projects de ses membres. Plus minoritaires, reposant sur un montage plus bancal. C’est bouleversant dans le cas du Commercial Suicide de Colin Newman (chef-d’œuvre total) et il y a un don de l’affirmation sur l’unique album solo de A.C. Marias, One of our girls (has gone missing) qui prend son sens aujourd’hui, plus encore qu’en 1989 à sa sortie (tout le monde s’en foutait).
Dust, c’est magnifique. Ça tourne en rond, de façon obsessionnelle, toute étant d’une fragilité inouïe. 
Par ailleurs, ce livre est aussi la poussière d’un premier essai sur Eustache que j’avais promis à mon éditeur pour 2017. Il était en partie écrit quand j’ai décidé de le détruire. J’étais tombé dans le piège de la mythologie et de la fascination malsaine pour l’auto-destruction. Je m’en suis aperçu juste à temps et j’ai préféré mutiler le livre avant qu’il ne me mutile.
Je n’en ai aucun regret. Il n’y a (presque) plus rien de ce premier livre sur Eustache, le livre fantôme, dans Un amour si grand…
J’espère juste que ce nouveau livre est davantage tourné vers une autre génération, celle qui a vingt-trois ans aujourd’hui, n’en a rien à faire des chefs- d’œuvre et préfère tenter des choses dans le réel.  Il va falloir faire beaucoup d’effort pour se mettre à sa hauteur.
07. Seefeel, Spangle (Autechre remix)

Du matin au soir, l’un des morceaux que j’ai le plus écouté durant l’écriture de ce livre. D’abord à la main, sur des carnets, de juin à octobre. Puis sur l’ordi et en raturant tout, de décembre jusqu’au dernier jour, fin mai. A une heure d’envoyer chez l’imprimeur, je réécrivais encore des bouts de truc. Jamais content.
Maintenant qu’il est fini, je vois mieux pourquoi ce remix de Seefeel par Autechre m’accompagnait si bien. C’est un livre sur un trou, et ce morceau c’est une plongée dans la béance.
08. Marine Girls, Lazy Ways (Peel Session, 16 April 1983)

Quelle merveille.
Depuis quelques mois, on voit apparaître sur Youtube ou en K7 pleins de petits lives et de sessions pour des radios anglaises. Là, Tracy et Jane prennent le morceau un ton plus haut et du coup sont obligées de tenir cette note jusqu’a transformer ce titre laidback en un moment presqu’ensoleillé (enfin, à l’anglaise : c’est pas l’Andalousie non plus, n’exagérons rien). C’est très eustachien, ça, je crois, cette façon de passer d’une couleur à l’autre sur un demi-ton de voix. Jean-Pierre Léaud, au Rostand, devant le Jardin du Luxembourg un matin de juillet…
09. Minimum Chips, Furniture

10. Sweet trip, Misfortunes are cruel



Deux morceaux qui n’ont rien à voir avec ce livre, encore que, mais auxquels je pense quand j’imagine les lectrices et les lecteurs de Section26. J’avais juste envie de vous les faire partager ensemble, car ils vont bien l’un avec l’autre. Ils ont la légèreté et la mélancolie Stereolab des après-midis de juin. They used to call me sadness, n’est-ce pas?


Philippe Jean Eustache… Un amour si grand par Philippe Azoury est sorti aujourd’hui aux Editions Capricci.

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