Heureux ceux qui comme moi ont eu la joie de trouver le livre Underground, Grandes prêtresses du son et rockers maudits au pied de leur sapin le 25 décembre dernier ! Voici typiquement le genre d’ouvrage qu’on ouvre pour ne plus le lâcher, porté par le plaisir compulsif d’aller de chapitre en chapitre. De quoi s’agit-il ? D’une remarquable petite histoire illustrée du rock de l’ombre, indispensable à tout obsédé musical, dont on se demande par quel mystère personne n’avait eu l’idée de l’écrire plus tôt. C’est en quelque sorte un excellent complément au Dictionnaire du rock de Michka Assayas – qui a d’ailleurs préfacé Underground -, mais consacré plus spécifiquement aux oustiders du rock, aux marginaux et déglingués en tous genres dont le succès n’aura jamais vraiment atteint le grand public. On peut aussi voir dans cet ouvrage, un lointain cousin du Dictionnaire snob du rock de Steven Daly et David Kemp, mais avec une place plus importante accordée aux dessins, brillamment exécutés par Nicolas Moog, dont le style rappelle celui des maîtres américains du comic book que sont Daniel Clowes et Charles Burns.
Si on se plaît à retrouver dans le livre quelques figures familières comme Lee Hazlewood, Jonathan Richman, Daniel Johnston, les Cramps, Crass, Kim Fowley, Billy Childish, les Tall Dwarfs, Alex Chilton ou Lydia Lunch, on jubile de découvrir des acteurs beaucoup plus confidentiels comme Eugene Chadbourne, Cosey Fanni Tutti, Peter Ivers ou encore Merrell Frankhauser. On tire notre chapeau à Le Gouëfflec et Moog d’être parvenus à informer le lecteur de façon hyper-synthétique sans jamais tomber dans le pédagogisme, en sachant habilement aller à l’essentiel avec enthousiasme et érudition. On apprécie les innombrables anecdotes autant que les multiples digressions qui permettent au lecteur de croiser toute une palanquée d’acteurs importants du rock comme Thurston Moore et Kim Gordon, Hasil Adkins, Nick Drake, Holly Golightly, Afrika Bambaataa, Jeffrey Lewis, David Lynch, Richard Hell, Rowland S. Howard, Mark Mothersbaugh de Devo et bien d’autres encore. Si on avait eu ce livre de 300 pages en main à 20 ans, on peut dire qu’on aurait eu toutes les clefs pour se constituer la plus cool des discothèques. D’après mes informations, les deux compères planchent déjà sur un deuxième volume. On prendra inévitablement plaisir à se demander quels autres génies de l’ombre pourraient y figurer : les Television Personalities ? R. Stevie Moore ? Wendy Carlos ? les Marine Girls ? Lawrence de Felt ? Glenn Branca ? Jad Fair ? The Space Lady ? The Fugs ? Klaus Nomi ? Beat Happening ? On n’a pas fini de spéculer. En attendant la suite de cette petite Bible du rock des bas-fonds, nous avons aujourd’hui le plaisir d’accueillir Arnaud Le Gouëfflec, qui a bien voulu prendre un peu de son temps de scénariste, romancier et musicien pour sélectionner dix titres chers à son cœur.
01. Salty Holmes, The Ghost song
Salty Holmes n’était pas seulement un chanteur de country, il jouait aussi la comédie dans des westerns de seconde zone. Sur ce titre, heureusement documenté dans l’émission The Country Show, il est le chaînon manquant entre la musique du Grand Ole Opry et le film de zombie, en même temps que l’un des plus spectaculaires représentants de ce genre sauvé des eaux par les Cramps, le Gothabilly.
02. The Seraphims, The Consciousness of Happening
Je n’ai aucune information sur les Seraphims, si ce n’est qu’il s’agit d’un groupe de filles chrétiennes, qui chantent pile comme si le paradis était à notre portée. Leur honnêteté ne peut être remise en cause, mais il y a quelque chose de subtilement vénéneux là-dedans. J’ai découvert ce morceau sur une compilation appelée Sky Girl, qu’on doit à deux collectionneurs français, DJ Sundae and Julien Dechery, et dont tous les titres valent le déplacement.
03. Avenir, Christelle et le Très Grand
Avenir est un groupe brestois malheureusement dissous, après deux albums au compteur. Le Très Grand dont il est ici question est juste un grand type, mais on ne peut s’empêcher d’y voir l’ombre d’un dieu hautain et inaccessible. « Comment faire pour lui parler ? », hurle la chanteuse Anne Garel, comme en négatif des harmonies des Seraphims.
04. The Chocolate Watchband, I’m not like everybody else
J’écoutais ce titre en boucle quand j’étais ado. C’est une reprise des Kinks, et le Chocolate Watchband est un des plus grands groupes garage de tous les temps. C’est tiré de leur deuxième album, The Inner Mystique, à mi-chemin entre rock primitif et voyage psychédélique. Leur version est hyper sauvage, et donne envie de l’être aussi, et de ne rien faire comme les autres, merde.
05. Dominique Lawalrée, Listen to the quiet voice
La musique de Dominique Lawalrée n’est pas loin de celle d’Erik Satie. Il était aussi fan des Beatles. Il y a une beauté indescriptible là-dedans. C’est l’exemple de l’artiste discret, voire secret, qui travaille dur, en marge, et construit une œuvre qui ne ressemble qu’à lui.
06. Jun Togawa Unit, Yumemiru Yakusoku
Je suis fan de Jun Togawa depuis la première minute où j’ai découvert son travail. Son œuvre est immense, son histoire tragique, elle est toujours vivante et en activité. Si on voulait la classer, on dirait que c’est un sorte de Lio japonaise avec les capacités vocales de Catherine Ringer, la tournure d’esprit et l’humour de Brigitte Fontaine, partie de la case variété pour arriver dans le club très privé des Très Grandes Chanteuses, tout en collaborant récemment avec Hijokaidan, l’horrible maître du Japanoise.
07. Lee Scratch Perry and The Upsetters, Jah Jah Natty Dread
Lee Scratch Perry est le Salvador Dali jamaïcain, et toutes ses productions entre 1975 et 1979 ont été enregistrées dans son studio fou, le Black Ark, sorte de Palais idéal du Facteur cheval de la musique jamaïcaine. Il est question de tuer un vampire avec un pieu, le son est moite, tordu, gorgé d’énergie malade, et l’orgue spectral invente le reggae Transylvanien.
08. Tony Dangerfield, I’ve seen such things
J’ai découvert cette merveille sur une compilation du producteur Joe Meek, le Phil Spector londonien. La seule chose que je sais de Tony Dangerfield est qu’il a joué dans The Savages, le groupe de Screamin Lord Sutch, un des grands monstres du rock’n’roll.
09. Marie Dubas, Le Tango Stupéfiant
J’ai découvert Marie Dubas sur une compilation appelée Chansons toxiques. « J’ai fumé d’la naphtaline, et je m’en vais zà la dériv-eu » : c’est presque aussi réjouissant que la Java des bombes atomiques de Boris Vian ou que Gangsters et Documentaires de Charles Trénet.
10. Half Japanese, Lucky Star
Jad Fair fait partie de la guilde des Très Grands Chanteurs de Rock’n’roll, comme Jeffrey Lee Pierce, Ozzy Osbourne ou Johnny Rotten. Dès qu’il appelle à la prière, on cesse toute activité et on se tourne vers lui. Et puis c’est l’homme des records impossibles : sur l’album Jad and Nao de 1992, il y a 75 titres. Sur Superfine, avec Jason Willett, à la fin de l’album, qui compte 10 titres, il y a 135 morceaux cachés. Sinon, entre décembre 2020 et juin 2022, il a enregistré 159 albums.