« Running Up That Hill » : la nouveauté cannibalisée par le rétro

Kate Bush
Kate Bush

Succès surprise de ces derniers mois, Running Up That Hill de Kate Bush a fait une entrée fracassante dans le Top 10 américain, pour la première fois, 36 ans après sa sortie. L’exploit n’est pas mince. La chanson avait, à l’époque, atteint la 34ème place du Billboard 100, la voici désormais en quatrième position, et en première en haut des charts anglais. Devenue virale suite à une synchronisation dans la saison en cours de Stranger Thingsla chanson est en passe de connaître un destin similaire à Dreams de Fleetwood Mac, autre prouesse inattendue. Cette nouvelle intrusion du passé dans le présent ne manque pas d’interpeller. Stereogum a d’ailleurs écrit un article intéressant sur le sujet, posant de bonnes questions, à défaut de toujours proposer les réponses les plus probantes. L’article présente ainsi le phénomène :  « la croissance actuelle du marché vient d’anciennes chansons. » Rachel Brodsky, l’autrice, ajoute : « le prochain succès viral pourrait être littéralement n’importe quoi. Le problème est que cela implique aussi des sorties anciennes. » Pour le dire autrement, le passé, de tout son poids, exerce une concurrence démesurée sur le présent. Cette thèse n’est pas nouvelle, Simon Reynolds développe peu ou prou la même dans son livre Retromania. Il y évoque le post-modernisme qui a pris d’assaut nos imaginaires. Difficile de toujours lui donner tort : Stranger Things, par exemple, n’est-elle pas une série hommage aux films de science-fiction de la fin des années 70 et début des années 80 ? Le succès des franchises, souvent anciennes d’une quarantaine d’années (Star Wars, Jurassic Park, le MCU…), confirme notre accoutumance aux habitudes. L’article de Stereogum reconnaît que l’irruption du passé dans la musique n’est pas nouvelle. Des morceaux comme Do You Love Me (The Contours, 1962), Stand by Me (Ben E King, 1961) et Unchained Melody (The Righteous Brothers, 1965) ont connu un succès retentissant dans les années 80 grâce à leur présence dans des films (Dirty Dancing, Stand By Me, Ghost). L’autrice relève cependant que la démarche, autrefois exceptionnelle, est devenu monnaie courante. Nous n’en sommes pas forcément convaincus. Ces succès « hors contexte » restent, après tout, assez exceptionnels et suffisamment pour générer des articles ici et

La viralité de Running Up That Hill est-elle d’ailleurs si symptomatique du succès de la musique du passé dans la croissance du marché de la musique ? D’autres raisons nous semblent pourtant plus évidentes : par exemple, les rééditions à gogo de classiques des années soixante / soixante-dix dans des boxsets délirants à destinations d’un public âgé et fortuné. Le problème est-il d’avoir un morceau numéro un des streams sur Spotify et Deezer ou son équivalent en album à 40 euros, sur un vinyle couleur, à la FNAC ? Reste que le constat n’en est pas moins inquiétant : il est plus difficile d’établir un modèle économique bien portant avec de la nouveauté que du back catalogue. Dans notre écosystème, nous pouvons déjà le constater. La force de frappe de certains labels de rééditions est plus importante que beaucoup de structures dédiées à la nouveauté ! Certains ont trouvé la parade. Le label Born Bad, par exemple, mélange les deux afin de pouvoir maintenir une visibilité conséquente pour ses sorties actuelles. 

L’article de Stereogum avance en tout cas une explication psychologique dans le succès surprise de ces morceaux du passé. Notre cerveau serait plus enclin à apprécier quelque chose auquel il a déjà été confronté. Nous ne remettons pas en cause cette disposition de nos esprits, pour autant il nous semble qu’elle n’illustre absolument pas ce qui se joue dans le succès actuel de Running Up That Hill. La chanson a trente-six ans et ses auditeurs, qui ont connu le titre à l’époque, ont donc quasiment cinquante ans. Le public nouveau de la chanson a probablement plus autour de la vingtaine, il ne s’agit alors pas d’appel à la mémoire. Ces auditeurs ne traitent pas la chanson comme un souvenir mais une nouveauté. Ils ne savent rien du contexte de sa création, ils l’entendent dans une série et sont captés par sa puissance. Stereogum se refuse à se poser une question pourtant essentielle : pourquoi une chanson de Kate Bush de 1985 plaît plus au public contemporain que beaucoup de productions actuelles ? 

Sans être réactionnaire, nous pouvons nous interroger sur le poids qu’a pris la recherche de la viralité dans la musique actuelle. Le texte de Stereogum en fait d’ailleurs indirectement mention, évoquant des artistes confirmées (FKA Twigs, Florence and the Machine), forcées par leur maison de disques à faire des TikToks ou être plus actives sur Instagram. Cette quête perpétuelle du hook s’oppose aux coudées (un peu plus) franches de Kate Bush. L’artiste anglaise a en effet pu développer, avec l’appui de sa maison de disque et du public, une carrière mêlant musique pop, ambition et expérimentations. Running Up That Hill est une chanson atypique, y compris pour Kate Bush. Durée conséquente, absence de basse, premier single choisi par l’artiste elle-même (en lieu et place du label) après une absence de trois ans, le titre est presque une profession de foi. Pouvons nous encore concevoir des artistes de la stature de la chanteuse anglaise être absents pendant aussi longtemps ? Cette notion de temps tranche avec notre époque contemporaine. Parfois nous sommes acculés par le sentiment d’être piégés dans un présent sans passé ni futur, bloqués dans un épisode des Shadoks. L’immédiateté d’Internet n’a pas fait que rendre la musique du passé plus accessible, elle force aussi le développement des artistes et des scènes, ne leur permettant guère de se construire sur la longueur, de faire des choix aussi forts que celui de Kate Bush quand elle décide de sortir Running Up That Hill en premier single pour son album Hounds of Love en 1985.

L’article a ouvert le débat et soulevé de nombreuses réactions intéressantes notamment dans les commentaires. L’un des lecteurs souligne par exemple la situation dramatique des médias indépendants et nous ne pouvons qu’approuver. Leur disparition ou leur re-positionnement sur une ligne éditoriale poptimiste (coucou Pitchfork) est une mauvaise nouvelle pour l’accès à la découverte musicale, particulièrement pour les esthétiques de niche. La trouvaille semble ainsi de plus en plus tributaire des succès sur les réseaux sociaux et des algorithmes. Ces derniers façonnent l’écoute radicalement. Si les outils de streams pouvaient sembler initialement neutres, leur système de recommandations enferment désormais beaucoup d’auditeurs dans des zones de confort dont ils ont parfois du mal à échapper. Les révélations sont parfois exogènes à nos systèmes de découverte. Entendre, au hasard, un album chez son disquaire, lire une chronique intrigante sur un artiste inconnu etc. De son coté, TikTok donne accès à de la musique à de nombreux jeunes mais privilégie aussi une forme d’instantanéité qui ne fonctionne pas avec tous les styles. Certains genres nécessitent ainsi des développements qui ne rentrent pas dans des pastilles de trente secondes. Tout cela formate la musique et n’aide certainement pas à l’apparition de nouvelles Kate Bush !

Nous pouvons rester cependant quelque peu optimiste. Les goûts sont des allers-retours et des envies opposées se succèdent souvent. Le succès d’un titre aussi exigeant que Running Up That Hill est une bonne chose. Reste la question du modèle économique : les labels ont-ils encore la possibilité d’investir à une échéance plus ou moins longue ? Malheureusement, rien n’est moins sûr.


Running Up That Hill de Kate Bush, premier single de l’album Hounds Of Love,  est sorti le 5 août 1985 sur le label EMI.

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