Je ne sais plus quel artiste avait déclaré cela, mais c’était dans un vieux numéro des Inrockuptibles – la formule bimestrielle, je crois : pour résumer, il affirmait que les chansons réussies étaient celles que l’on pouvait jouer à l’aide d’une simple guitare acoustique, débarrassées des enluminures de la production, libérées des arrangements, toujours splendides même quand elles s’offraient ainsi dans toute leur nudité. Sans bien savoir pourquoi, je trouvais cette image très belle, d’autant plus que, quelques semaines ou mois plus tard, je découvrais l’immense reprise de Bizarre Love Triangle par Devine & Statton : une guitare, donc, et la voix si blanche d’Alison métamorphosaient un maelstrom des dancefloors en une comptine d’une fragilité exquise, destinée à celles et ceux dont le cœur doute toujours un peu.
Quand je suis tombé l’autre matin sur la reprise de Just One Kiss de The Cure par Richard Robert, dans le cadre de ses Morning Dews – rendez-vous quotidien sur sa page Facebook où seul, en couple, en famille ou entre amis, l’homme offre une reprise de son choix, mais nous y reviendrons dans le détail demain –, j’ai tout de suite repensé à cette vérité : la beauté d’une chanson mise à nue, avec sa mélodie sans fard, comme livrée à elle-même, qui n’a d’autre recours que de vaincre sa timidité pour tenter de séduire l’auditeur un peu voyeur. Avant même de lancer la vidéo, j’étais sûr de moi. Ou plutôt, sûr du résultat. Sans doute parce que j’étais déjà tombé plusieurs fois sous le charme de ces versions près de l’os. Peut-être aussi parce que j’avais eu la chance de déjà croiser Richard Robert dans la vraie vie (nous faisions jadis le même métier), et que je me souviens très bien d’une fois en particulier : nous étions accoudés au bar d’un café majorquin, il sirotait un whiskey (je devais boire un patxaran) en attendant le début d’un concert de Migala, nous parlions de Slint, de Codeine et je suis à peu près sûr que nous avions évoqué Bark Psychosis. Et donc, je sais toute la passion qui l’anime dès qu’il est question de parler de ou d’écrire sur la musique, de jouer une chanson… Mais alors, le résultat dans tout ça ? Des frissons par vagues, la respiration qui se fait courte, le silence que seul trouble une interprétation d’une justesse absolue.
Et pourtant, cette chanson, ce n’est pas n’importe laquelle. C’est amusant, mais elle revient régulièrement rythmer mes étés depuis trois ans. Si ma vie avait été mise en scène par John Ford, j’écrirais que l’an dernier, c’est parce que j’avais appris de source sûre que The Cure devait la jouer sur scène que je m’étais empressé de me procurer des places pour aller voir le groupe à Madrid en juillet et Paris en août, alors que je n’avais pas daigné aller à un seul de leur concert depuis 2002 – bien évidemment, la vraie raison était tout autre, mais qu’importe. Cette chanson, ce n’est pas n’importe laquelle et pourtant, ce n’est qu’une face B. L’une de ces faces B qui aliment la théorie échafaudée le plus souvent à la terrasse des cafés avec mes amis de Paris puis Riom comme quoi les groupes qui comptent soignent toujours leurs faces B – certains sont même allés jusqu’à y cacher certaines de leurs meilleures chansons. Alors, à ce titre, et ce au moins jusqu’en 1987, The Cure n’a pas fait les choses à moitié : au hasard, Another Journey By Train, Plastic Passion, The Upstairs Room, Throw Your Foot, A Chain of Flowers… Cette chanson, ce n’est pas n’importe laquelle car – et sa version live l’a si bien montrée –, elle est la queue de la comète Pornography, elle marque la transition entre la noirceur rougeoyante d’un album dont beaucoup pensaient à l’époque que ce serait le dernier et cette trilogie de singles ludiques et pop enregistrés en guise d’exutoire, qui a permis à Robert Smith d’échapper au destin de Ian Curtis – à partir de juin 1982, tout le monde avait parié sur son suicide… Cette chanson, ce n’est pas n’importe laquelle parce que son titre est parfait et que son refrain l’est tout autant – “Somebody died for this / Somedy died for just one kiss”. Cette chanson, ce n’est pas n’importe laquelle et la version de Richard Robert l’illustre avec une puissance assez dingue – et ses propos aussi d’ailleurs…
“J’ai enregistré cette version juste après mon réveil, entre 7 et 8 heures, dans la petite chambre de la maison de campagne du Forez où j’ai passé mes vacances d’enfant et d’adolescent. Un lieu qui n’est sans doute pas étranger à la remontée de cette chanson qui, comme toute la discographie de The Cure comprise entre Three Imaginary Boys et The Top, m’a accompagné quasiment au quotidien entre 13 et 17 ans… Il y a longtemps que cette pépite de 1983, d’une grande clarté mélodique et chérie par beaucoup d’admirateurs historiques du groupe, je crois, était inscrite dans ma liste de souhaits. Mais je ne me l’étais encore jamais mise dans les doigts ni la voix. Elle apparaît donc là telle qu’elle s’y est naturellement glissée, après avoir griffonné la grille d’accords et les paroles sur un papier. Le fait qu’elle fasse intimement partie de mon ADN d’auditeur m’a certainement aidé à trouver tout de suite une certaine forme d’abandon et de calme dans l’expression. En fait, j’y suis entré comme dans une vieille maison de campagne où j’aurais passé mon adolescence… Sans nostalgie à proprement parler, mais plutôt avec une émotion contenue, paisible, et avec ma voix et ma conscience d’adulte que l’expérience et le vécu ont eu tout loisir de patiner depuis 37 ans. C’est ce que j’aime avec les plus anciennes chansons que nous reprenons, et notamment avec celles de The Cure : cet effet direct – quoique souvent difficile à décrire précisément – du temps sur la lecture et l’interprétation qu’on peut en faire. La chanson et moi ne sommes plus les mêmes qu’en 1983, et c’est comme si nous en prenions acte ensemble. C’est en tout cas l’idéal à poursuivre : que le son, très présent, très vivant, de cette distance à nous-mêmes et à notre passé enrobe la reprise tout entière. C’est à la fois un vertige et une caresse. En tout cas, il aurait été vain, bien sûr, de se mesurer vocalement au fantôme du jeune Robert Smith, qui avait une façon si personnelle d’habiter une chanson comme Just One Kiss, d’imprimer dans son expression cette espèce de lyrisme renfrogné qui n’appartiendra jamais qu’à lui. Mieux vaut, à la limite, s’amuser à imaginer comment s’en serait emparé un type comme Bill Callahan – qui pour moi est LA voix du temps qui passe (et qui, tout implacable qu’il est, passe comme un ami). C’est à peu près – je m’en aperçois aujourd’hui avec le recul, en l’écrivant – ce que j’ai essayé d’accomplir avec cette reprise”.
Mais bien sûr, c’est encore tellement plus que ça.
Alors la bravo ! Chapeau pour la reprise, bravo pour les explications de M. Robert et l’expression « lyrisme renfrogné », bravo pour cet article dans son ensemble ! Je suis épaté et si heureux de redécouvrir ce vieux titre adoré. MERCI.
Toftaky « vieux fan de The Cure »