Au début, je n’ai pas voulu l’écouter. Parce que je trouve tellement parfaite la version originale de cette chanson admirable – sa douceur, sa mélancolie érigée en art de vivre, la voix feutrée de Bonnie « Prince » Billy, les chœurs qui emportent le cœur – que je me suis dit “à quoi bon” ; Et aussi, parce que je peux bien l’avouer, depuis quelque temps maintenant, je suis incapable de réécouter cette chanson, et le sublime album auquel elle appartient (Grande Est La Maison, un petit chef d’œuvre d’intimité déclinée en clair-obscur) qui ont bercé mon quotidien pendant plusieurs semaines – ces semaines de confinement dont je ne me rendais pas compte à quel point elles étaient traumatisantes. Mais ne plus pouvoir écouter un disque, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive et en général, ça m’arrive avec des disques importants – le dernier, c’était La Question de Françoise Hardy, que j’ai tenu éloigné de ma platine pendant presque deux ans
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Alors, au début, je n’ai pas voulu l’écouter. Peut-être aussi parce que je ne connaissais pas Raoul Vignal – faute avouée est-elle à moitié pardonnée ? Le nom me disait quelque chose, mais je n’avais ni pris le temps, ni eu la curiosité de lever le voile sur le répertoire de ce jeune homme pourtant pensionnaire d’un label éminemment fréquentable – Talitres. Une fois les lacunes comblées – et découvert ces morceaux aux sonorités boisées, pour certains cousins des compositions de Thomas Jean Henri, le propriétaire de Cabane –, on comprend un peu mieux pourquoi ce Lyonnais d’origine a désiré embrasser cette mélodie à la fragilité étourdissante – à moins que ce ne soit son homologue belge qui lui en ait fait la demande, mais après tout qu’importe. J’ai donc fini par ranger mon appréhension au placard. À la première écoute, malgré une voix plus grave et frontale – comme si Raoul Vignal tenait un monologue, assis exactement en face de la personne à laquelle ces mots s’adressent, quand Bonnie « Prince » Billy semblait chanter dans sa tête les phrases d’une lettre qu’il souhaitait écrire (sans qu’on sache bien sûr s’il a fini par l’écrire) –, j’ai pensé que cette version était très proche de l’originale. Jusqu’à la fin abrupte. Une fin abrupte qui plonge l’auditeur dans le doute – que s’est-il passé ? – et lui donne irrémédiablement l’envie de réécouter ce « remake ». Et c’est de manière assez subtile que se dévoilent ainsi les partis-pris d’une vision plus charnelle, enveloppée d’abord par l’écho d’une guitare fantomatique (ou est-ce un clavier, vous m’excuserez, je n’ai pas l’oreille très musicale) qui s’efface légèrement pour laisser place à une boucle hypnotique de guitare acoustique alors que la batterie donne un certain aplomb à « celui qui parle ». C’est à ce moment-là que j’ai pensé, sans trop savoir pourquoi, à Je Suis Venu te Dire Que Je M’en Vais de Serge Gainsbourg – car il y a dans ces arrangements qui accompagnent la voix comme des airs de famille (cette guitare qui revient comme un ressac), il y a cette même beauté faussement désinvolte qui fait fermer les yeux, mais rien ne dit que ce ne soit pas mon imagination qui vagabonde un peu trop. Et puis, une fois encore, la fin abrupte. Alors, on recommence. En sachant déjà qu’on se laissera reprendre au piège. Au piège de cette chanson. Au piège de cette version.