Au début, elles étaient trois. Trois lycéennes de Cambridge toutes pressées de s’insinuer dans les interstices musicaux entrouverts par le séisme du Punk. Sous le nom de Dolly Mixture, Debsey Wikes (basse), Rachel Love (guitare) et Hester Smith (batterie) ont hissé à des hauteurs durablement appréciables l’étendard d’un amateurisme adolescent et éclairé, laissant derrière elles un héritage dont la maigreur quantitative – une poignée de singles et une double compilation de démos publiée à titre posthume – n’a cessé de contraster, plus intensément encore au fil des décennies, avec l’importance esthétique. C’est, en effet, dans cette fusion originale entre la féminité flamboyante et assumée des Shangri-La’s et l’énergie mélodique rafraichissante des Buzzcocks ou des Undertones qu’une bonne partie des disciples autoproclamés de ce trio éphémère ont commencé à puiser, quelques années plus tard, une bonne partie de leur inspiration.
De Heavenly à Belle And Sebastian en passant par Saint Etienne, ils ont contribué à entretenir un peu de ces souvenirs. Pourtant, tout au long de leurs cinq années d’activité – de 1978 à 1983 – les trois jeunes femmes sont demeurées en marge de leur époque. Bien plus talentueuses et compétentes que bon nombre de leurs concurrents, presque totalement ignorées par l’industrie musicale, elles ont en revanche bénéficié de l’intérêt de certains de leur pairs – John Peel, toujours à l’affût mais aussi Paul Weller, qui les signa sur son label, Respond Records. The Damned enfin qui ont produit le deuxième single de Dolly Mixture par l’entremise de leur bassiste, John Gray et de leur guitariste, Captain Sensible. C’est ainsi qu’a basculé le destin des trois musiciennes. Alors que Captain Sensible se métamorphosait en popstar internationale, il embaucha Dolly Mixture pour faire office de choristes à l’arrière-plan des performances télévisées ou scéniques de ses improbables succès de l’année 1982 – Wot ! en tête – et épousa quelques mois après la guitariste, Rachel Love. L’enthousiasme collectif du trio n’a pas résisté à cette cure intensive de paillettes et de tournées. Pour Debsey Wikes, cette première aventure a connu d’autres prolongements – avec Saint Etienne d’abord puis, en duo avec Paul Kelly au sein de Birdie. Pour les deux autres en revanche, la retraite précoce semblait, désormais, définitive.
Aujourd’hui, il n’y en a qu’une. Rachel Love vient tout juste de s’extraire d’un silence discographique de près de trente-sept ans. Alors que l’heure de la rencontre approche, on sait déjà qu’il y a ce dont on parlera mais que l’essentiel ne pourra être évoqué qu’à demi-mots. Tout est contenu, ou presque, dans cet album Picture In Mind, enregistré à quatre mains en compagnie de son second époux, Steve Lovell (producteur et ingénieur du son remarqué au générique des albums de Julian Cope ou de Blur) dans les derniers mois de vie de ce dernier. Ce contexte particulier marqué par l’imminence inéluctable du deuil semble avoir conféré à ces dix chansons – neuf inédits et une reprise de Down The Line de Dolly Mixture – une intensité très particulière, à la fois tragique et pleine d’une sérénité lumineuse. Sous leurs dehors légers et pudiques, ces popsongs tentent de concentrer en une poignée de minutes un peu de ce qui s’enfuit : quelques souvenirs, des impressions nostalgiques partagées une dernière fois devant un paysage, l’amour – beaucoup – pour l’autre et pour la musique, la tristesse – un peu. Rien de pesant ou de trop dit. Nulle trace d’une émotion surjouée : le couple ne semble pas s’être bercé de l’envie illusoire de figer ses derniers instants dans une forme définitive ou parfaite, mais plutôt de les vivre ensemble, par musique interposée. Alors on a appelé Rachel Love pour lui dire tout le bien que l’on pensait de cet album. Et elle a répondu.
Au fil du temps, est-ce que tu as pris conscience de la reconnaissance tardive dont Dolly Mixture a commencé à bénéficier ?
J’en ai pris conscience petit à petit. Bob Stanley a été un des premiers à prendre contact avec nous pour évoquer la possibilité de rééditions en CD, vers le milieu des années 1990. Il connaissait Debsey, évidemment, du temps de leur collaboration dans Saint Etienne. Progressivement, je me suis aperçue que pas mal de gens s’intéressaient à ce que nous avions fait. A l’époque, c’était extrêmement limité. Il faut dire que le style de musique qui dominait au début des années 1980 était très différent et que nous n’étions pas du tout adaptées à l’air de ce temps. Après cette première réédition, Debsey a rencontré Paul Kelly et ils ont formé Birdie. C’est lui qui s’est occupé du catalogue de Dolly Mixture depuis y compris la Box Set Everything And More, 2010. Je n’ai pas vraiment suivi tout ça de près.
Dolly Mixture n’a jamais vraiment été un groupe punk orthodoxe. Quelles étaient tes influences au tout début ?
J’adorais The Ramones. The Undertones aussi. Buzzcocks, bien sûr. Tous les groupes qui essayaient de combiner l’énergie du punk et les mélodies pop. Nous adorions aussi tous les girl-groups des années 1960 : c’est là que nous avons été puiser l’inspiration pour nos harmonies vocales. Plus encore que le style musical, le punk nous a ouvert des possibilités qui n’existaient pas auparavant. En quelques mois, tout le monde ou presque s’est mis à jouer dans un groupe, au lycée. Nous étions encore très jeunes et nous avons suivi le mouvement parce que la musique c’est tout à coup imposée comme une évidence. Mon frère nous a donné un coup de main : il a appris à Hester comment tenir un rythme basique sur la batterie qu’il avait installée chez nous. Il nous a prêté le matériel de son groupe pour nos premiers concerts. Il n’en fallait pas forcément davantage pour nous lancer.
On a souvent dit que le fait que vous soyez un des rares groupes exclusivement féminin à l’époque avait contribué à vous marginaliser encore davantage. Qu’en penses-tu ?
Je ne suis pas certaine que cela ait constitué le problème principal. Il y avait quand même un certain nombre de groupes de filles – The Slits, The Raincoats ou même X-Ray Spex – mais, sur le plan musical, ils n’avaient rien à voir avec ce que nous jouions. Elles portaient des blousons de cuir, elles s’habillaient en noir et elles chantaient très fort. Nous portions des jupes ou des chemisiers récupérées dans les friperies : ça n’allait pas du tout ! Nous avons été ostracisées, aussi bien par les filles que les garçons d’ailleurs, parce que nous étions marginales musicalement et que nous n’avions pas grand-chose à voir avec la très grande majorité des groupes punk ou post-punk. Il y avait les Marine Girls qui nous ressemblaient un peu plus, mais c’est à peu près tout. Ce que nous faisions n’était pas populaire à l’époque, c’est tout.
Curieusement, c’est un style qui est devenu un peu plus populaire avec l’arrivée de l’indie-pop quatre ou cinq ans plus tard.
Probablement. Pour être honnête, je n’ai aucune idée du style de musique qui est devenu populaire quatre ou cinq ans après. J’étais trop occupée à mes tâches familiales et j’avais coupé presque complètement avec le monde de la pop. C’est Paul Kelly qui m’a expliqué tout ça bien plus tard.
En réécoutant Demonstration Tapes, 1984, je suis étonné à chaque fois de la qualité sonore d’enregistrements qui ont été réalisés dans des conditions plutôt précaires. Comment expliques-tu qu’ils aient si bien vieillis ?
Merci, c’est gentil. Je n’en sais rien à vrai dire. Ce sont des démos que nous avions enregistrées sur plusieurs années et qui n’avaient jamais été conçues pour constituer un véritable album. Un peu avant de nous séparer, nous avions été contactées par un distributeur indépendant – même pas par un label ! – qui nous avait proposé de rassembler tous les morceaux que nous avions en stock pour en faire un double album : nous avons payé le pressage et ils se sont chargés de le mettre en rayon. Il n’y a jamais eu de budget pour passer du temps en studio ou retravailler sur les versions d’origine. Certains titres proviennent même de vieilles cassettes. Si le son est de bonne qualité, c’est vraiment un hasard !
Sur Picture In Mind tu as choisi de reprendre une chanson de Dolly Mixture, Down The Line. Pourquoi ce titre en particulier ?
C’est une de mes préférées. En général, Debsey ou moi écrivions chacune de notre côté et, une fois que nous proposions le morceau au groupe, nous y travaillions toutes les trois. Pour Down The Line, c’est un peu différent puisque je suis arrivée en répétition avec un brouillon de mélodie, et c’est Hester qui a proposé d’y ajouter des paroles qu’elles avaient commencé à rédiger ce jour-là. Étonnamment, les deux parties se sont emboitées parfaitement, sans qu’aucune retouche soit nécessaire. C’est sans doute la chanson qui a été la plus facile à composer. Je l’ai jouée sur scène de temps en temps, mais j’avais envie d’y retravailler avec Steve dans ce contexte si particulier qui changeait forcément le sens et l’interprétation.
Comment vous êtes-vous retrouvées à signer sur Respond Records, le label créé par Paul Weller en 1981 ?
Nous avons joué en première partie de The Jam et je crois que, à peu près au même moment, il a eu l’idée de créer sa propre structure. Il avait bien aimé notre concert en première partie et, quelques mois plus tard, nous avons été invités à une fête organisée par The Jam où nous avons rencontré la maman de Paul Weller. Et sa mère nous a adorées ! Je me souviens qu’elle est allée voir un représentant du label avec une fourchette à la main et qu’elle lui a piqué le bras assez violemment en lui répétant : » Il faut que tu signes ces filles ! Il faut que tu signes ces filles ! «
Qu’est-ce que tu as éprouvé quand vous êtes passées, sur la fin, de cette confidentialité relative à une exposition beaucoup plus forte en tant que choristes de Captain Sensible en 1984 ?
C’était en partie amusant, et aussi un peu bizarre. Du jour au lendemain, nous nous sommes retrouvées dans des limousines et des hôtels haut-de gamme mais ça n’était pas vraiment notre succès à nous. Pour le groupe, c’était devenu de plus en plus compliqué : le téléphone ne sonnait presque plus, nous avions même du mal à trouver des dates de concert. C’était vraiment frustrant. Et puis Captain et moi avons décidé d’avoir un enfant et tout le reste s’est arrêté.
Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de publier ce premier album solo ?
J’ai joué régulièrement avec mon mari au cours des dix dernières années. Nous avons même enregistré trois albums sous le nom de Spelt. Nous les avons publiés sur Bandcamp mais ils sont restés très confidentiels, c’est le moins qu’on puisse dire. Je crois que pas grand monde ne les a entendus. Nous n’étions pas très doués pour la promo ! Nous avions tous les deux côtoyés le business de la musique quand nous étions plus jeunes et nous avons tous les deux ressenti le besoin de nous en éloigner à un moment de notre vie. Nous avons préféré nous consacrer à d’autres activités. Nous avons continué à faire de la musique ensemble, mais uniquement pour le plaisir.
Tu continuais à écrire des chansons pendant tout ce temps ?
Pas tellement. Steve était l’élément moteur : il composait beaucoup plus que moi. J’essayais d’écrire des chansons à la guitare de temps en temps mais il n’en sortait pas grand-chose d’intéressant, de mon point de vue. Et puis, il y a environ deux ans, mon mari et mes enfants m’ont appris à utiliser un ipad sur lequel ils ont installé GarageBand et, tout à coup, toutes ces chansons sont arrivées presque d’une seule traite, comme si elles avaient patienté pendant toutes ces décennies avant de surgir. Nous avons enregistré tout l’album en huit mois, à la maison.
Sur la plupart des chansons, on trouve ce mélange d’arrangements classiques et de sonorités pop plus électroniques. Qu’est-ce qui te plait dans ce mélange ?
J’ai appris à jouer du violoncelle quand j’étais petite. Je viens d’une famille de musiciens classiques : mes deux parents étaient concertistes – ils jouaient du violon dans des orchestres. Mon père composait beaucoup. Ma tante, Hilda Bor, était une pianiste très reconnue. Elle a même donné des cours au prince Charles et à la princesse Anne dans les années 1960. Le côté classique ressort donc inévitablement, même quand je suis en train de m’amuser sur GarageBand. Ce sont des éléments qui ont toujours été présents, même à la fin de Dolly Mixture : Debsey joue du piano et nous avons composé quelques arrangements pour piano et violoncelle avant le split du groupe. J’ai toujours beaucoup aimé Air et je crois qu’ils possèdent tous les deux une solide culture musicale classique.
Dans ce contexte familial particulier, est-ce que la musique était à tes yeux une manière de prolonger cet héritage ou de le remettre en cause, quand tu as commencé à jouer de la guitare dans un groupe punk ?
Quand j’étais enfant, je ne voulais surtout pas devenir musicienne classique. Mon frère et moi avons appris la guitare à partir d’un manuel assez sommaire : nous ne voulions surtout pas suivre de cours formels au conservatoire. L’apprentissage en autonomie nous attirait beaucoup plus. Quand Debsey et Hester m’ont demandé de les rejoindre pour former un groupe, j’étais très surprise : je n’y avais jamais pensé auparavant. Et puis, j’ai trouvé que ce n’était pas une si mauvaise idée.
Et quelle a été la réaction de tes parents ?
Oh, ils ont été vraiment super. Ils m’ont beaucoup encouragée. Il faut dire que, à l’époque, mon frère jouait déjà de la batterie dans l’un des seuls groupes punks de Cambridge. Mes parents ont trouvé que nos chansons étaient quand même beaucoup plus écoutables !
En dépit du contexte dans lequel il a été enregistré, j’ai trouvé Picture In Mind extrêmement réconfortant.
Mon mari n’allait pas bien du tout quand j’ai commencé à écrire ces chansons. Mais, en raison de sa maladie, nous avons pu passer encore plus de temps ensemble pendant ces quelques mois et nous avons décidé de consacrer ce temps en commun à la création. C’est donc forcément très ambivalent. Mais, en dépit de toute la tristesse, c’est aussi une période de notre vie qui a été très positive parce que nous avons pu rester ensemble encore plus que d’habitude et nous avons décidé de tirer le meilleur parti possible de ces moments partagés.
Il y a quelque chose que je qualifierai de très typiquement anglais dans ton écriture et dans la façon d’utiliser de petits détails du décor pour en faire le support de sentiments.
Oui, c’est sans doute lié à la nostalgie. Les Anglais ont toujours été assez tournés vers ce type de sentiments : la contemplation de la grandeur passée, ce genre de choses. Je me suis beaucoup inspirés des paysages dans l’écriture : j’ai une photo de Primrose Hill – l’endroit qui donne donc son titre à la première chanson de l’album – sur ma table de nuit. C’est une colline sur laquelle j’allais souvent me promener quand j’étais petite. Wandlebury aussi. C’est aussi un lieu-dit pas très loin de Cambridge où nous allions très souvent.
A propose de Cambridge, on raconte que tu as grandi dans la rue où habitait Syd Barrett. C’est vrai ?
Oui, absolument. Mais je ne l’ai jamais rencontré. Il a aussi fréquenté la même école que Debsey et Hester mais pas au même moment.
J’ai beaucoup aimé ta manière de chanter sur cet album et qui m’a rappelé les chanteuses de Bossa.
C’est plus une idée de Steve au départ. Quand nous avons commencé à faire de la musique ensemble, il m’a encouragé à chanter de cette manière, très doucement, avec le moins d’artifices possibles. Il trouvait que ça convenait mieux à mon timbre de voix. J’adore Stereolab et je me suis beaucoup inspirée de ce style de chant.
J’imagine que c’était aussi important que tes deux fils, Syd Bor et David Lovell, participent à l’enregistrement de l’album ?
Bien sûr ! Ils sont musiciens tous les deux et très talentueux, même si je suis évidemment partiale. Syd a accepté de jouer de la basse sur deux ou trois morceaux et David chante sur Primrose Hill. Leur présence a donc constitué un apport majeur et je compte beaucoup sur eux pour de futurs projets.