Ce n’est pas tous les jours qu’on se reconnecte à soi au détour d’un disque. Même si l’on a pris l’habitude de vivre avec les versions successives de soi-même, la superposition reste, la plupart du temps, un peu cloisonnée. Comme pour tout le monde, l’adolescence a façonné nos goûts de façon déterminante mais trop de choses ont changé pour que la continuité demeure autrement que sous la forme résiduelle de la nostalgie attendrie. Réécouter les albums qui ont nourri ces premières passions, procure généralement la même impression que la contemplation des photos d’enfance : les traits sont les mêmes, bien sûr, mais le temps a laissé des traces et de l’usure, y compris dans ces chansons favorites que l’on aurait aimé préserver pour toujours. On peut les retrouver, les apprécier parfois, mais combien de fois avec une fraction significative de l’enthousiasme initiale, sincèrement ? Le souvenir des premières découvertes est quasiment devenu plus précieux que le support musical lui-même, dont la fréquentation s’avère même cruelle, de temps en temps. Et quand quelques jalons se révèlent, en apparence, inaltérables, c’est qu’ils sont devenus, au fils des ans, les compagnons et les support d’interprétations nouvelles et différentes : ce sont les mêmes œuvres, évidemment, mais dont le temps a transformé l’écoute et le sens que l’on en retire, rendant la continuité largement illusoire.
Le groupe australien Quivers vient de publier son second album et c’est l’un des rares qui nous séduit aujourd’hui autant qu’il aurait pu plaire à celui que nous étions il y a trente ans. Il y a, évidemment, des ramifications qui s’enfouissent dans cette forme musicale familière : le cliquetis gracieux des guitares, les mélodies qui prennent leur essor, soutenues par les chœurs féminins, les références affichées sans fausse pudeur à toutes ces formations qui ont contribué, dans la seconde moitié des années 1980, à ériger les antipodes en terre de fantasmes pour amateurs d’indie-pop éclairés – The Go-Betweens, The Chills et beaucoup d’autres. Digérées et concassées, elles nourrissent ici des compositions pop terriblement efficaces et très variées : You’re Not On My Mind, le tube qu’auraient pu cosigner The Go-Betweens et R.E.M. s’ils avaient pris le temps de collaborer à l’entracte d’un de leurs concerts communs en 1989 ; Hold You Back, et ses colorations soul, comme une version australe de The Style Council mâtinée de Magic Numbers. Il y a aussi ce ton et ces refrains qui restituent à la perfection la recherche adolescente d’un équilibre ambivalent entre le collectif fédérateur et l’égotisme singulier – des slogans mémorables et paradoxaux dont chacun peut feindre de croire qu’il ne s’adresse qu’à lui. « I wanna hold you but I don’t wanna hold you back. » ou « You’re not always on my mind, just mostly all the time. » : il plane un peu de l’esprit de Morrissey dans cette pratique astucieuse et virtuose du contre-pied versifié. Pourtant, le quatuor mixte venu de Melbourne ne se contente pas, loin de là, d’entretenir la passion triste de la reconstitution historique. Nostalgia Will Kill You s’amusent-ils à intituler l’une de leurs chansons et, sous les dehors du clin d’œil, on devine un authentique désir d’aller de l’avant. Au cours des six années qui ont séparé leurs premiers pas prometteurs mais encore un peu scolaires – We’ll Go Riding On The Hearses, 2015 – des seconds, ils ont même enregistré une reprise intégrale de Out Of Time, 1991 de R.E.M. : pour le pastiche, ils ont donc déjà donné et c’est tant mieux. En effet, sous leurs dehors souvent primesautiers, ces nouvelles chansons dévoilent une forme de profondeur inattendue qui s’échappe du cadre du seul romantisme adolescent. Deux des membres du groupe – Sam Nicholson et Holly Thomas ont récemment traversé l’expérience du deuil (leurs frères respectifs en l’occurrence) – et cela se devine davantage que cela ne s’entend. Derrière cette euphorie communicative, parfois accentuée par la profusion instrumentale des arrangements de cordes et par les chœurs – le drame affleure encore. Golden Doubt est bien un album d’après le chagrin, qui s’attache à restituer en chansons les premiers instants de la consolation qui suit le deuil, malgré la persistance de la douleur. Le lien est donc là, entre la violence des premières ruptures amoureuses et les détresses adultes, qui rattache entre eux les âges contrastés. Et nous renvoie, comme rarement, face à face avec ce que nous demeurons.