Porteuse d’eau

Anne Sylvestre
Anne Sylvestre, mars 1963.

Celle qui a chanté, deux ans avant la loi Veil, l’absence de mots pour dire la chair, avait un nom. Le nom des bois et des choses sauvages. Elle avait aussi un nez « trop » grand, une frange « trop » longue et portait de larges robes afghanes. Elle était de celles qui refusent le jeu de la séduction et la soumission aux codes masculins. Elle était aussi une des premières autrices-compositrices-interprètes dans un paysage essentiellement moustachu. Éduquée au maniement de la voile, au respect des éléments, timide mais tenace, Anne Sylvestre écrivait pour les gens qui écoutent leur cœur se balancer au rythme de leurs sensations, de leurs émotions. Elle composait pour ceux qui comprennent les bruits infimes des grelots, elle était une femme, amoureuse, désirante, gémissante, ensorceleuse, une femme qui cherche un mur pour pleurer et finalement une mère fabuleuse. Je ne suis pas arrivée à Anne Sylvestre par l’enfance, je ne connais rien de ses Fabulettes (1969), peut-être les ai-je entendues à l’école du village ou chez mes voisines, rien de plus. Je ne peux pas dire que cette femme me ramène à un territoire perdu. Lorsque j’ai entendu, puis écouté, les chansons d’Anne Sylvestre, je me suis plutôt retrouvée sur un terrain patiemment conquis. Anne Sylvestre est une artiste qui m’a touchée sur le tard et de manière totalement informelle ; cela lui aurait sans doute plu.

De ses textes ciselés émane un appel à la fragilité, trop rare refuge, à une utopie de proximité, celle des gens qui doutent. Et aussi une invocation à la résistance, celle qui s’oppose aux tristes culs et autres pisses froids. Parmi ses nombreuses chansons, Non, tu n’as pas de nom est moins évidente, pas de celles pouvant être reprises par Jeanne Cherhal et Vincent Delerm, c’est une chanson pour ainsi dire psalmodiée qui parle d’un geste éternellement en prise avec les pouvoirs politiques. Une chanson qu’on aimerait voir devenir un hymne dans nos temps toujours en prise à l’écrasement par la domination. Pourrait-elle être l’hymne des femmes polonaises qui luttent ces temps-ci pour défendre leurs droits à disposer de leur corps ?

L’expression de cette liberté affirmée, tenue par les mots, les notes, et sur la durée a révélé une singularité pacifiste, démocrate et engagée. Une singularité faite femme : « Savent-ils que ça transforme / L’esprit autant que la forme / Qu’on te porte dans la tête / Que jamais ça ne s’arrête / Tu ne seras pas mon centre / Que savent-ils de mon ventre / Pensent-ils qu’on en dispose / Quand je suis tant d’autres choses… ». Envisagée par la négative, la femme demeure au cœur des débats des états de droit. Discrètement mais avec force et conviction, Anne Sylvestre a dit l’expérience d’être cet autre et a ouvert une porte à beaucoup de nos chanteuses contemporaines. Elle a osé demander haut et fort quel est le problème avec nos ventres, quel est-il avec le membre viril ? Anne Sylvestre n’était pas une tapageuse, elle se servait de la puissance évocatrice de ses chansons pour dire de l’intérieur la sororité, la maternité, le viol, le corps, le carcan moral et oppressant déployé sur la source de vie.

A l’heure où si peu de littérature existe sur le sujet de l’avortement, cette chanson en dit plus long qu’un tas de discours politico-scientifiques et mériterait dès demain d’être affichée dans tous les cabinets de gynécologie et tous les plannings familiaux de France et de Navarre.

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