Figure essentielle de la scène boogie/post-disco américaine des années 80, Patrice Rushen connaît pourtant un parcours atypique. Après avoir gagné un concours de jazz au Monterey Jazz Festival à 17 ans avec son groupe, la pianiste signe avec le label Prestige. Au début de sa vingtaine, Patrice Rushen publie ainsi trois albums sur le label entre 1974 et 1977. La musicienne opère un virage à 180 degrés un an plus tard lorsqu’elle signe chez Elektra. Label mythique dans les années 60 (The Doors, The Stooges, Love…), la structure est rachetée par Warner au début des seventies. Elektra contribue alors à développer un certain son californien (Leon Ware, Bread, Lee Ritenour, Carly Simon) aux cotés de leurs collègues d’Asylum également chapeautés par WEA. Dans cet environnement moins puriste, Patrice Rushen s’épanouit et ose aller vers une production plus funky, dansante et surtout pop, ce qui est vécu comme une trahison par les amateurs de jazz. Ils sont, à l’époque, encore assez nombreux et surtout très conservateurs. Ils vilipendent les jazzmen franchissant le Rubicon. De George Duke, en passant par Herbie Hancock ou Roy Ayers, ils sont pourtant nombreux à s’essayer au funk, aux musiques brésiliennes ou aller taquiner les artistes pop. La période est en effet particulièrement propice à la création d’un genre musical syncrétique à la croisée des chemins de tout ce qui était populaire chez les baby-boomers dans la décennie précédente : jazz, soul, funk, r&b, rock, folk, esprit hippy, etc. Sans aller aussi loin dans la fusion ultime, Patrice Rushen participe activement à cette évolution. La pianiste de jazz, se « compromet » dans la musique disco et le boogie. Une félonie pour les pisse-froids, une révélation pour les autres ; ils sont heureusement les plus nombreux ! La signature chez Elektra et la nouvelle orientation musicale permettent à Patrice Rushen de se frayer régulièrement dans les charts pop/r&B/disco à la fin de la décennie.
Straight From The Heart (1982), quatrième album pour le label de Jac Holzman, est le pinacle de cette deuxième carrière. Patrice Rushen y signe un des plus beaux titres de la dance music des années 80 avec le mémorable Forget Me Nots, véritable classique du post-disco. La musicienne y affirme un brin de voix satiné. Sans avoir la puissance vocale des divas de l’époque, Patrice Rushen maitrise son sujet. Elle démontre que les musiciens techniques peuvent devenir des têtes d’affiche crédibles. Au delà de l’évidence d’un tube, Straight from the Heart offre une remarquable expérience d’écoute. Bien écrit, bien joué, bien produit, l’album déroule de superbes morceaux uptempos et des ballades soyeuses. Si Patrice Rushen convainc un peu moins quand elle tente de faire du Prince (Breakout! et son solo de guitare électrique énervé), le reste est proche du sans faute. Remind Me est une douceur exquise : le morceau vous embrasse dans un duvet ouaté. Patrice Rushen convoque le Brésil sur l’excellent titre instrumental Number One. All We Need, un duo avec Roy Galloway, fera, lui, plaisir à tous ceux venus chercher un successeur à Forget Me Nots. Vente la plus importante de sa carrière, Straight from the Heart est aussi un très bel artefact des années 80. Il offre le meilleur de cette décennie, à savoir une musique populaire très qualitative, à la fois ambitieuse et efficace. Les puristes jazz n’ont peut être pas digéré l’affront, mais ils sont bien les seuls. Pour nous, Patrice Rushen est devenu l’une des égéries de la dance music des années 80 grâce à Straight From The Heart.