C’était il y a un peu plus de deux mois, le 5 mars 2020. Autant dire dans un autre espace-temps, à moins qu’il ne s’agisse d’une galaxie lointaine. Je crois que je m’étais déjà abstenu de serrer la main de Jesse Tabish, négligemment affalé, pieds nus, sur le sofa parisien qui lui servait de support. Mais nous avions encore pu causer, sans masques ni filtres, de cet quatrième album d’Other Lives, For Their Love (PIAS) dont la sortie, initialement prévue pour le mois d’avril, s’est retrouvée différée et diluée. Un premier coup en virtuel, un second temps pour le solide. Qu’importe après tout puisque, quelque soit le support et la saison, ces dix chansons amples et majestueuses confirment la profondeur de leur empreinte dans un quotidien délité. A la fois plus organiques et plus richement arrangés que leurs prédécesseurs, les titres de ce nouvel album s’appuient sur l’évocation des grands mythes culturels américains pour mieux restituer certaines des réflexions les plus intimes qu’a jamais livrées leur auteur. Une dualité fascinante et qui méritait bien quelques éclaircissements.
Pourquoi avez-vous pris cinq ans pour préparer ce nouvel album ?
C’est de plus en plus long, c’est vrai. On a toujours tendance à concevoir un nouvel album en réaction au précédent. J’imagine que c’est un peu la même chose pour tous les groupes. Pour Rituals (2015), j’avais l’impression que nous avions été aussi loin que nous le pouvions dans l’exploration des sonorités synthétiques et du travail sur les claviers. C’est une dimension de la musique que je ne connaissais pas du tout et cela m’avait pris beaucoup de temps et d’énergie, au point que nous avions quasiment enregistré l’intégralité de l’album avant de tout recommencer à zéro. A un moment, nous nous étions retrouvés avec presque soixante projets de chansons à trier. En général, j’écris et je compose les chansons assez rapidement, mais j’ai tendance à être assez perfectionniste quand il s’agit de trouver la bonne version et les bons arrangements. Avec un ordinateur, on peut facilement empiler les couches les unes sur les autres, rajouter des pistes à l’infini ou les effacer. J’étais donc sorti complètement lessivé de toute cette période épuisante et j’étais bien décidé à ne pas recommencer cette fois-ci. J’avais envie de retrouver un son plus organique, plus spontané, plus proche de ce que nous sommes capables de produire sur scène.
Et pourtant, cela t’a pris encore plus de temps : c’est paradoxal, non ?
C’est sûr ! (Rires) Ce n’est pas facile à expliquer mais il a fallu d’abord réunir les conditions les plus propices à l’éclosion de la spontanéité. Il faut que tu saches que j’ai à la fois tendance à me laisser absorber par des détails techniques et que j’ai souvent été atteint de dépression. Je me soigne, bien sûr, mais je sais aussi d’expérience que je peux assez rapidement sombrer quand j’ai l’impression d’être confronté à l’échec et qu’il peut alors s’écouler plusieurs jours ou plusieurs semaines avant que je trouve la force de me remettre sérieusement au travail. Dans ces cas-là, il vaut mieux que je fasse carrément une pause plutôt que de m’acharner sur un morceau.
Quelles sont ces conditions auxquelles tu faisais allusion ?
Tu sais peut-être que, un peu avant d’enregistrer Rituals, nous avions déménagé pour nous installer à Portland. Que ce soit conscient ou non, les lieux ont toujours une grande importance pour ce qui concerne la création musicale. Ils imprègnent les atmosphères des morceaux. Dans un univers urbain, le rythme est très particulier et la façon de travailler s’en ressent forcément, ne serait-ce qu’à cause de petits détails quotidiens : les distractions sont accessibles en permanence. Tu peux sortit voir tes amis ou les inviter. Cette fois-ci, j’avais envie de concevoir ce nouvel album dans un cadre moins perméable aux perturbations extérieures. Nous avons eu la chance, ma femme et moi, de pouvoir louer une maison dans la campagne, à moins d’une centaine de kilomètres de la ville mais totalement isolée. C’est là que nous avons travaillé de façon plus naturelle et plus paisible. J’ai eu l’impression de retrouver mon rythme naturel : je pouvais empoigner ma guitare quand j’en avais envie, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit sans me préoccuper des voisins ou des colocataires. Je me suis aussi aperçu que je m’autorisais à chanter différemment sans avoir peur que quelqu’un m’entende ou me trouve ridicule.
La présence de ta femme est également une des nouveautés sur l’album.
Oui, elle fait désormais partie du groupe. Elle nous avait déjà accompagné sur la tournée précédente mais j’avais très envie de travailler avec elle et j’ai écrit la plupart des nouvelles chansons en essayant de lui laisser une place à part entière et d’imaginer dès le départ ce que pourrait apporter le mélange de nos deux voix.
De ce point de vue, l’album est très réussi, je trouve. Les chœurs féminins sont très différents d’un titre à l’autre : certains m’ont fait penser au premier album de Leonard Cohen alors que Hey Hey ! a presque un côté Gimme Shelter avec une voix à la Merry Clayton.
Tant mieux, vraiment. C’est exactement ce que j’avais en tête. Il n’a jamais été question d’organiser un duo entre ma femme et moi. En revanche, j’ai eu envie de profiter de l’occasion pour orienter chaque morceau dans des directions très différentes en utilisant sa voix pour colorer chaque chanson de façon différente et l’intégrer aux arrangements. De ce point de vue, évidemment, la référence à Songs Of Leonard Cohen (1967), s’est imposée comme une évidence. J’adore le travail de production de John Simon sur cet album. C’est quand même quelqu’un qui s’est montré capable de produire la même année les premiers albums de The Band, de Leonard Cohen ou Bookends de Simon & Garfunkel et donc d’intégrer à la fois des éléments très naturels et des arrangements très complexes.
Ce sont justement les arrangements classiques qui sont le plus étonnant sur For Their Love. Comment ont-ils été conçus ?
Comment, c’est difficile à expliquer. En revanche, je peux te dire quand : dès le départ. J’ai une petite formation classique – j’ai gagné ma vie en donnant des cours de guitare classique pendant quelques années – qui est tout juste suffisante pour me permettre de donner forme aux idées qui surgissent au fur et à mesure. C’était absolument capital pour moi de réfléchir aux arrangements dès qu’une chanson commençait à prendre forme et d’imaginer tout de suite ce qu’elle allait devenir, en laissant la place nécessaire aux développements ultérieurs. Pour que de tels arrangements soient possibles, il faut leur laisser beaucoup de place, sans surcharger les bases de la chanson. Je voulais à tout prix éviter ensuite de rajouter des couches musicales qui seraient venues se superposer à un morceau déjà achevé et doté de sa propre cohérence. Tout sauf du folk avec des cordes ! Je déteste le côté artificiel de ces arrangements dégoulinants qui se rajoutent après-coup.
On a souvent qualifié votre musique de « cinématographique ». Pour le coup, il y a un côté très western, presque morriconien dans ces nouvelles chansons. Quelle relation entretiens-tu avec ces mythologies américaines ?
Comme tout le monde j’imagine, j’ai un regard très ambivalent sur mon propre pays. J’ai grandi dans une petite ville de l’Oklahoma où je ne me suis jamais senti très à l’aise. Tu as vu mon look, tu as écouté mes chansons : tu comprends bien que je n’ai jamais été du genre à gagner des grands prix de popularité au lycée ! Je n’ai évidemment aucune fascination béate ou premier degré pour ce que l’Amérique aime à se raconter d’elle-même, surtout par les temps qui courent. Mais je peux facilement m’identifier à certains aspects des mythes fondateurs de l’Amérique ou, en tous cas, y trouver des sources d’inspiration, même si c’est avec un regard oblique. Il y a quelque chose qui demeure très universel dans ce que peut raconter Capra ou dans l’imaginaire du western. Pendant l’enregistrement de l’album, j’écoutais tout le temps une playlist fabuleuse sur Spotify : chaque morceau est génial et il y a de la musique américaine, des chansons françaises ou italiennes. Elle s’intitule Cowboys From Sweden et j’imagine qu’il peut effectivement exister des cowboys dans tous les pays.
Est-ce une relation du même type que tu entretiens avec la religion ? Certains de tes textes contiennent des références bibliques assez explicites, comme « That’s the last Amen for the new born seeker » sur Lost Day.
Exactement. Je ne suis pas pratiquant du tout et je ne suis pas très sûr que je sois croyant. La religion fait pleinement partie de ces références culturelles communes qui imprègnent des formes musicales très différentes, de Johnny Cash à Nick Cave. Il n’y a rien de très original dans cette manière de la traiter.
Au-delà de ces références culturelles, certains des textes de l’album sont issus d’expériences très personnelles. C’est particulièrement vrai pour We Wait, je crois.
Cette chanson a vraiment constitué un exutoire qui m’a permis d’affronter des souvenirs très pénibles. Un membre de mon ancien groupe de lycée, All-American Rejects a été assassiné et c’est la sœur d’un autre membre qui a commandité le meurtre. Une histoire horrible entre des gamins de vingt ans à peine qui a complètement chamboulé mon univers, y compris sur le plan musical. Tout à coup, j’ai eu l’impression de basculer dans un monde totalement différent et je me suis senti incapable de me reconnaître dans les chansons punk légères sur les filles ou l’école que nous jouions à l’époque, avant ce drame. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai bifurqué.