… Et tous ces artistes pourquoi chantent-ils ?
Pourquoi ? Peut-être parce qu’ils sont mal placés dans leur époque, parce qu’ils s’y sentent dépaysés. Tout simplement.
Comme le Alain Bashung de Novice ?
Oui.
Curieux parcours que celui de Novice. La reconnaissance pour Play Blessures, Osez Joséphine, Fantaisie Militaire, L’Imprudence, l’oubli pour Novice. Alors que. Les raisons ? Trop noir peut-être. Alors que, ne dit-on pas que Black is the color ?
Noir.
De par la pochette, un noir qui fixe les contours du visage gris foncé d’Alain Bashung, un visage figé par la pénombre.
Noir.
De par son casting, Colin Newman (Wire), Dave Ball (Soft Cell), Jean-Marie Aerts (TC Matic), Blixa Bargeld (Einstürzende Neubauten), Phil Manzanera (Roxy Music), Simon Rogers (The Fall).
Noir.
De par le son qui n’en finit pas d’opérer un mouvement de balancier : du morbide au raffiné, du sinistre à l’élégant, du ténébreux à l’implacable.
C’est surtout le noir comme on l’aime, à savoir l’indice du mystère.
1989. Quand Novice s’invite dans mon walkman, je ne vois pas qu’en plus de tout ça, se cache la proposition d’un monde, d’un monde très singulier, d’un monde auquel on peut adhérer ou non. Ce monde, c’est celui de Twin Peaks, et ce, avant sa diffusion télévisuelle qui aura lieu un an plus tard.
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Pour Twin Peaks, Angelo Badalamenti et David Lynch ont créé Julee Cruise. Julee et sa voix angélique enveloppée par des synthés flottants pendant que des guitares, tels des arcs, envoient les notes une à une vers le ciel. Dans Twin Peaks, Julee Cruise, représentation du bien, de la compassion, apaise les souffrances. Si Badalementi et Lynch n’avaient pas pensé – ou pas voulu – faire chanter le Mal(e), Alain Bashung s’en est chargé. Ce sera Novice.
Alain Bashung reprend les codes qui seront établis par Badalamenti pour Twin Peaks, mais où Angelo monte, Alain va descendre. Du ciel, les guitares coulent en enfer : elles sont stridentes, hurlent de douleur, lacèrent l’espace. Les synthétiseurs ne donnent pas l’impression de flotter, mais ils vous pèsent sur le cœur, vous étouffent. Que dire du chant de Bashung, schizophrène au possible, qui rend cette suite de onze chansons troublantes – une suite oui, car Novice, comme tous les plus grands disques, s’écoute d’une traite ou ne s’écoute pas, un jour j’y reviendrai. Ou pas.
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Sur Novice, il est évident que des voix lui parlent à son oreille. Ces voix, elles lui racontent des choses. C’est Bob, c’est Leland Palmer. Ils voient Laura, ils lui racontent Laura. Bashung, vampirisé par ces personnages, se projette dans l’univers à venir de Twin Peaks et s’identifie à tel point à ces personnages, sans le savoir, qu’il devient eux. Bob, c’est lui. Leland, c’est lui, Laura, c’est lui. Ils sont passés dans le mouvement de la phrase, dans l’écriture car oui, toute l’histoire de Twin Peaks est entre les lignes des textes de Novice.
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Pyromanes, ne pourrait-on pas le traduire par Fire walk with me ? « Un pyromane au cœur brisé », chante Alain Bashung. Qui est-il ce pyromane ? C’est Leland Palmer – le cœur brisé – possédé par l’esprit de Bob – le pyromane. À la fin de Twin Peaks: Fire Walk With Me, le film de David Lynch qui prolonge la série, le avant – après, il y a cette scène avec Laura Palmer qui se trouve, après sa mort, dans l’antichambre du monde spirituel, avec à ses côtés l’agent Dale Cooper. Elle le regarde avant de distinguer, dans les hauteurs, un ange gardien. Flash. « Quel effet ça lui fait d’avoir un ange à tutoyer ? ». Ces paroles de Pyromanes feraient un magnifique sous-titre à ce moment de cinéma.
Résidences et ses filles qui « manquent à l’appel », ce sont toutes les victimes de Bob.
Légère éclaircie sur ta nuque dégagée, c’est Bob qui regarde Laura, avec l’envie qu’on lui connaît. Mais Laura reprend le dessus et retourne à sa vie de débauche : « Secoue, secoue, secouez moi avec méthodes ». Les animaux de la série sont là : « Pauv’ caribou déshonoré par cheval fou ».
Elle fait l’avion. Bob regarde Laura, impuissant. Elle lui résiste, il enrage. « Je veux te dominer, aux dominos ».
Intrépide malgré la fièvre. La fin est proche. Laura s’engouffre dans les bois : « Le loup dans le bois, il te voit, il aboiera pas ». James ne sait pas pourquoi elle fuit comme ça, en pleine nuit. Elle, elle sait qu’elle doit mourir et que ce sera ce soir.
Pour finir, By Proxy. La beauté de cette chanson me renvoie à une scène de la série où Dale Cooper tient entre ses mains la tête ensanglantée de Leland, le père de Laura. Ce dernier est sur le point de mourir, mais il est heureux. Il voit sa fille. Ils vont enfin se retrouver. De ce noir de prime abord angoissant, on se retrouve à la fin de Novice, en pleine lumière….
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Tout se mélange, la série, le film, Julee, Alain, les hiboux, il faut conclure ce texte irrationnel. Oui mais comment ? Se souvenir de cet article lu il y a quelques années, où le journaliste racontait qu’il existe un peuple d’Afrique noire pour qui l’ombre, c’est l’âme. Dans leur culture, quelqu’un qui n’a plus d’ombre, c’est quelqu’un qui n’a pas d’âme. Raccrocher ce souvenir à Novice et se demander si Novice et ses ombres ne seraient-ils pas en fait l’album soul d’Alain Bashung ?
(À suivre ?)
La production du novice à mal vieillis c’est ce qui le rends inférieur aux albums suivant