New Order (A Life), #3

Ou comment la musique de New Order infuse dans nos vies.

Christine Floating in the Sea, St Barth’s, 1999 / Photo : Nan Goldin

Juin 1987, le simple True Faith / 1963 précède de quelques semaines la publication de Substance, compilation qui referme la première partie de l’histoire de New Order. 1987, même en cherchant bien, je n’ai que peu de souvenirs de cette année-là, hormis ceux parcellaires qui accompagnaient nos vies adolescentes. Des heures perdues, à écouter quelques disques et à rêver de l’une de ces jeunes filles qui m’échappait déjà, pour m’échapper toujours. Des heures perdues et New Order comme bande son idéale pour accompagner, déjà, la mélancolie.
True Faith et 1963 referment les deux disques qui composent Substance, et je me souviens avoir mesuré alors combien le groupe avait changé entre les deux titres placés en ouverture, Ceremony et In A Lonely Place, si intensément marqués de l’empreinte de Ian Curtis, et ces dernières chansons écrites en cette année 1987 forcément estivale.
Longtemps, j’ai associé True Faith à une lumière descendante, aux jours qui finissent et à l’asphalte peu à peu gagné par l’obscurité, que seuls quelques éclats de phares viendraient électriser. L’aube qui gagne, un horizon contemplé, l’océan peut-être, sans que l’on puisse y trouver sa place, en éternel spectateur de sa propre vie. Malaise adolescent. La lumière du soleil miroite encore sur des milliers de rides. Une brise légère, d’une tiédeur saline, s’accroche aux visages. Un entre-deux, exactement, comme cet autre entre-deux mis en scène si souvent dans la musique de New Order. I used to think that the day would never come / I’d see delight in the shade of the morning sun. Légèrement décalée, souvent approximative, la voix de Barney s’appuie sur une mélodie accrocheuse pour délivrer quelques messages attestant de sa fragilité. De son ambiguïté aussi : chanteur contrarié, chanteur par défaut, il s’est toujours pour moi fait plus humain, plus proche donc, que la plupart de ses semblables, excepté bien sûr cet autre mancunien, témoin des mêmes années punk : Steven Patrick Morrissey.
Sur True Faith, la voix de Barney ne bouscule rien. Elle arpente la mélodie, en souligne certains reliefs. Après les premières détonations électroniques, les fils se déroulent avec évidence, jusqu’à l’arrivée de la basse de Peter Hook, reconnaissable entre mille et déjà en retrait dans le mix, comme si elle signait les conflits internes alors à l’œuvre dans le groupe, et, plus profondément encore, l’annonce de la rupture musicale qu’incarnera Technique, deux années plus tard.
Je n’ai jamais possédé le 45 tours de True Faith mais un maxi, acheté dans les années 90 et signé il y a peu par Hooky, en marge de sa dernière tournée française. En lieu et place des remix destinés au marché américain, car True Faith y rencontra un succès d’ampleur à sa sortie, se trouve 1963, autre chanson qui, si elle ne contraste pas vraiment avec elle, renforce, même après des milliers d’écoute, son pouvoir d’attraction. Je repense à ce format inconnu par les nouvelles générations, à son accessibilité pour les jeunes gens que nous étions, et me rappelle cette histoire de réversibilité. Ces deux ou trois gestes à accomplir. Une face chasse l’autre, une face complète le tableau ou bien contraste avec lui, pour rendre parfois son expérience unique, à la manière du single des Field Mice publié deux ans après True Faith. A la tension dansante de Sensitive, répondrait la douceur de la mélodie de September’s not so far away, toute en retenue : autrement dit, un retour au réel. Dans 1963, au contraire, New Order creuse sur un tempo plus lent le même sillon que dans True Faith, sa face A, là où il est question de la fin d’un amour et, en quelques mots économes, de la violence qui en découle. Peu importe si la portée littéraire y apparaît si limitée, et maladroite à sa relecture, tant la beauté de la musique de New Order se joue ailleurs, dans la combinaison de ses éléments, voix incluse, pour projeter les adolescents que nous étions dans un univers où tout menace de s’écrouler, l’enfance et les envies d’ailleurs. There’s so many ways our lives have changed
 / But please, I beg, don’t do this to me. Cette réversibilité trouvée ailleurs par New Order, dans les images du clip de True Faith réalisé par Philippe Decouflé. Ses corps clownesques en apesanteur, soumis au ralenti arrière. Réversibilité, comme les mots de Baudelaire qui me bouleversèrent au moment de leur découverte, un peu après 1987, et que Jean-Louis Murat mit plus tard, et magnifiquement, en musique : Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine / Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel / Quand la Vengeance bat son infernal rappel / Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Il est près de vingt-et-une heures. Quelques passants crient dans la rue, sous l’emprise sans doute de l’alcool. Le jour tombe lentement et les voitures filent sur le boulevard voisin. J’ouvre la porte-fenêtre, pose le disque sur la platine. Rien à déclarer. I used to think that the day would never come / I’d see delight in the shade of the morning sun / My morning sun is the drug that brings me near
/ To the childhood I lost, replaced by fear.


True Faith, accompagné de 1963, sa face B est publié le 20 juillet 1987, quelques semaines avant une importante tournée américaine où le groupe invite Echo & The Bunnymen à l’accompagner pour ses premières parties. Culminant à la 4e place des charts anglais, le titre est cosigné par le producteur Stephen Hague qui, avant de produire le single, travailla notamment avec Pet Shop Boys, Orchestral Manoeuvres in the Dark ou Pete Shelley. Seules véritables compositions inédites intégrées à Substance 1987, les deux morceaux connaîtront chacun une seconde vie. 1963, évocation à peine voilée de l’assassinat de John F. Kennedy, sera republiée en 1995, le temps d’une nouvelle version signée par Arthur Baker, accompagnée d’un clip en noir et blanc. True Faith, l’un des plus grands classiques du groupe, sera elle aussi republiée en 1994, avant que George Michael ne la reprenne en 2011 pour financer une opération de charité, et, plus récemment, la chanteuse américaine Lotte Kestner, en 2020, le temps d’une ballade folk magnifiquement interprétée.

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