Myriam Gendron : folie pure

Myriam Gendron
Myriam Gendron / Photo : Valérian Mazataud

Chanteuse rare et encore sensiblement méconnue, Myriam Gendron est réapparue, il y a quelques mois, avec Ma délire : Songs of Love lost and found, un somptueux deuxième album qui porte haut les couleurs du folk et fait magnifiquement le lien entre le répertoire ancestral de John Jacob Niles, une poignée de chansons oubliées du folklore québecois et une certaine avant-garde du rock contemporain. Après avoir laissé filer sept longues années entre ses deux premiers opus, la chanteuse semble enfin décidée à accélérer le mouvement et ne devrait, heureusement, pas tarder à refaire parler d’elle.

D’une façon ou d’une autre, les grands disques finissent toujours par trouver leur public. Leur parcours peut bien s’avérer, parfois, long et sinueux, il y a dans le destin de ces albums rares quelque chose d’inéluctable, une forme de singularité qui fait qu’ils avancent malgré tout, imperturbablement, vers les personnes qui sont, consciemment ou non, prêtes à les recevoir. D’un amateur enthousiaste à l’autre, d’un journaliste ou d’un article à l’autre, d’un disquaire à un client curieux ou d’un programmateur radio à un auditeur attentif, ces œuvres hors norme marquent les esprits, font parler, trouvent les bons relais, traversent les communautés et tracent leur chemin jusqu’à ce que leur rayonnement leur permette d’atteindre leur véritable public. Ma délire : Songs of Love lost and found, deuxième album de la Canadienne Myriam Gendron dont nous vous avions déjà parlé ici, appartient à cette catégorie d’albums rares et précieux qui circulent de mains en mains, pendant de longs mois, avant d’atteindre une audience, souvent, très conséquente.

Déjà, il y a sept ans, la chanteuse avait connu le même genre de succès sinueux et néanmoins durable avec son très beau Not So Deep as a Well, disque folk minimaliste et atemporel basé sur des mises en musique de poèmes de Dorothy Parker. À l’époque, c’était Richard Meltzer, grand critique américain et l’un des pères du journalisme rock (il fut notamment l’une des plumes emblématiques de Crawdaddy, Creem, Rolling Stone et du Village Voice, ndA) qui avait sonné l’alerte. Huit ans plus tard, attablée sur l’une des terrasses du Petit Bain à Paris, Myriam Gendron raconte : « Je ne sais pas qui lui avait envoyé le disque, mais j’ai cru comprendre qu’il était alors à un moment de sa vie où il avait besoin d’entendre des chansons comme celles-ci. Sa femme venait de le quitter et comme l’album parle essentiellement de peines d’amour, je pense qu’il avait dû s’y retrouver. En tout cas, il avait écrit un texte très enthousiaste qui a, naturellement, beaucoup fait pour la réputation du disque. » Interrogée sur la nature très particulière de ce premier opus atemporel et minimaliste à souhait, la chanteuse explique : « Not So Deep as a Well avait été fait presque sans que je m’en rende compte. J’enregistrais les chansons chez moi, à temps perdu, dans ma chambre à coucher. À l’époque, mon but était surtout de garder une trace de ces essais. C’était un peu comme si j’avais pris des notes. Les enregistrements n’étaient pas travaillés du tout. Et puis, lorsque j’avais commencé à les faire écouter à mon copain, il m’avait tout de suite dit qu’il pensait que je pouvais en faire un disque et qu’il fallait que je l’envoie à des labels. Selon lui, tout devait être laissé tel quel et c’est d’ailleurs ce que le label a fait, finalement. Lorsque je le réécoute aujourd’hui, je me dis que j’y aurais sans doute changé de petites choses, mais je pense aussi que c’est en partie ce côté très cru, dépouillé et sans vernis qui a plu aux gens. J’avais une guitare, un micro et c’était tout. » Succès critique, mais aussi de niche, Not So Deep as a Well s’est surtout bien vendu en dehors du Québec. « En Francophonie, le disque a été relativement ignoré : au Québec, calme plat, en France, presque rien. En revanche, il s’est très bien vendu au Japon, en Finlande… Au bout du compte, on en est quand même au cinquième pressage ! »

Ballad of Great Weariness (2014)

Originaire de Rosemont-la-Petite-Patrie, un quartier situé au centre de Montréal, Myriam Gendron a donc sorti, il y a quelques mois, Ma délire : Songs of Love lost and found, magnifique opus de folk conciliant avec un brio assez étourdissant chansons traditionnelles aux résonances très anciennes et grondements inquiétants de sonorités beaucoup plus modernes et expérimentales. « Le projet de cet album est né en 2016 dans le cadre d’une résidence d’artiste à laquelle j’avais été conviée. C’était au Bic, un petit village situé sur les rives du Saint-Laurent, près de Rimouski. La résidence se déroulait dans un ancien moulin reconverti en atelier de réparation de bateaux. Elle durait une semaine et j’avais décidé de profiter de l’occasion pour travailler sur Au cœur de ma délire, une chanson traditionnelle que je venais de découvrir et que je trouvais absolument magnifique. J’avais envie de voir ce que je pouvais faire de cette vieille complainte et s’il était possible de la dépoussiérer un peu. L’expérience s’était avérée passionnante et je m’étais dit que cela pouvait être intéressant de continuer à travailler sur des chansons traditionnelles. Mais, bon, la vie… À l’époque, j’avais un boulot à temps plein, une fille de 2 ans, puis j’étais à nouveau tombée enceinte et les choses s’étaient enchaînées sans que je puisse trouver le temps de me consacrer à ce projet. De toute façon, j’étais tellement prise par le reste que je n’avais plus de temps pour la musique. »

Trois ans plus tard, alors que sa vie commence à retrouver un rythme à peu près normal, Myriam Gendron obtient une bourse du Conseil des Arts et Lettres du Québec qui lui permet de se remettre enfin à la musique. « Mon fils venait d’avoir 3 ans, je commençais à retrouver le sommeil, j’avais plus d’énergie et j’avais envie de ressortir ma guitare. J’avais fait cette demande de bourse pour me donner le temps d’enregistrer à nouveau. Grâce à elle, je savais que je pouvais tenir sept mois sans salaire. » La chanteuse n’en prendra finalement que de trois pour tout enregistrer. « J’étais comme prise dans un tourbillon ! » De fait, si l’on excepte le titre Au cœur de ma délire, réalisé au retour de la résidence du Bic en 2016, tout le reste de l’album a été enregistré entre les mois d’octobre 2020 et février 2021.

Au cœur de ma délire (2021)

Pour Myriam Gendron, Ma délire est d’abord né d’une volonté de s’éloigner du champ traditionnel du folk. « Pour ce disque, je voulais expérimenter autre chose. Déjà, j’aime beaucoup de styles de musique différents et je tenais m’éloigner de cette persona de la chanteuse de folk doux et enveloppant. J’aime aussi la distorsion. Je trouve qu’elle offre, disons, une autre forme d’intensité. Mais, surtout, comme ce disque était assez long, j’avais besoin qu’il puisse traverser différentes ambiances. Il fallait éviter la monotonie. » Au bout du compte, l’idée de la musique folk ne peut, de toute façon, pas se limiter à une simple question de sonorités. « J’ai une conception très large du folk. Pour moi, ce n’est pas une question de son, mais plutôt un état d’esprit, un processus qui est infiniment riche, qui s’étire dans le temps et qui fait que les choses y sont en constante mutation. Une chanson de folk va être constamment revisitée au fil des années : les couches de sens et de réécriture vont accompagner chaque réinterprétation, chaque musicien va chercher à l’adapter à la réalité contemporaine qu’il observe autour de lui… C’est ce processus-là que j’appelle le folk et cela a toujours existé. Le punk est aussi du folk ! En tout cas, l’idée que je me fais de cette musique n’a vraiment rien d’académique. »

Clarence Ashley, The Coo Coo Bird (1929)

Pour s’assurer de retrouver les vibrations adéquates, Myriam Gendron a préparé l’enregistrement de Ma délire en commençant par se replonger dans les disques d’archives de la musique populaire comme, par exemple, ceux de Harry Smith. « Le premier jour de mon congé de création, j’ai posé l’Anthology of American Folk Music sur ma platine et j’ai commencé à tout réécouter. C’était un lundi matin et je venais de déposer mes enfants à l’école. Je connaissais déjà ces chansons par cœur, mais je voulais m’imprégner de cette musique et me rafraîchir les idées. J’ai donc fermé les yeux, et puis je l’ai laissée tourner en continu pendant une semaine ou deux. Je ne prenais pas de notes, mais ces chansons m’accompagnaient dans mon quotidien. Ensuite, j’ai fait la même chose avec les archives de folklore de l’université Laval à Québec. Ils ont édité quelques disques et j’avais deux de leurs vinyles à la maison, donc je les ai beaucoup réécoutés. Et puis, en les laissant tourner, j’ai constaté que certaines chansons, certaines mélodies, mais aussi des thèmes précis résonnaient plus fortement que d’autres. C’est difficile à décrire, mais j’ai clairement eu la sensation d’avoir été plus témoin de choses qui se sont passées en moi plutôt qu’agent actif ou véritablement décisionnaire dans ce qui a découlé de ces écoutes. En fait, j’ai l’impression de m’être laissée traverser par ces chansons jusqu’à ce que Ma délire finisse par sortir de moi. En anglais, on dirait que j’ai été un « channel »… En tout cas, cela correspond bien à la vision que je peux avoir de l’art en général. Souvent, je me dis qu’au lieu de s’accrocher à l’idée des artistes vus comme des machines de création, on ferait mieux de les aborder comme des êtres avant tout très réceptifs aux vibrations et aux choses qui les entourent. »

Le Tueur de femmes (2021)
Myriam Gendron
Myriam Gendron

Conçu à partir d’un mélange de reprises de chansons traditionnelles et de compositions plus personnelles (quatre au total), Ma délire se situe au croisement des époques, faisant revivre et circuler un répertoire souvent très ancien vers une modernité aux sonorités souvent inattendues. « Le Tueur de femmes, ça date quasiment des Mille et une nuits, mais cette histoire a traversé les époques et les continents. Je ne sais pas comment elle a voyagé, d’ailleurs, mais la même chanson existe dans le folklore anglo-saxon. En tout cas, on retrouve la même histoire dans Lady Isabel and the Elf Knight, par exemple. Après, c’est aussi un motif récurrent dans la littérature : c’est le mythe de Barbe Bleue… Bref, cette chanson, je l’ai découverte via un folkloriste québécois nommé Robert Bouthillier. C’est un de nos rares ethnomusicologues à avoir fait ce travail de recherche et de transmission de vieilles chansons folkloriques. Il a notamment enregistré un très beau disque de chants a capella qui s’appelle Temporel/Intemporel, 29 chansons de tradition orale de Québec et d’Acadie. C’est là que j’ai découvert Le Tueur de femmes. Lui la chante sous un autre titre et les paroles sont assez différentes. De toute façon, c’est une chanson qu’on peut facilement adapter et qui peut très bien contenir vingt-cinq couplets ou plus. J’en ai entendu plusieurs versions, je les ai toutes comparées, j’ai aussi ajouté des textes. En fait, il me semblait qu’il manquait un couplet en français afin que l’histoire soit complète et qu’on puisse faire le lien avec Barbe Bleue. J’ai donc ajouté le couplet sur la septième victime, qui est un autre motif qui revient souvent et qui me semblait pertinent dans ce contexte. »

C’est dans le vieux pays (2021)

Autre pépite ressortie de l’oubli, C’est dans le vieux pays renvoie à un temps où le Québec n’était encore qu’une province éloignée au nom . « C’est une chanson que j’ai découverte dans les archives de l’université Laval. Pour moi, il est clair qu’elle est d’origine française. Dans le disque d’origine, la chanson s’appelle C’est dans la nouvelle France. Dans la version que j’ai découverte, la chanson était interprétée a capella par un homme et il est question d’un Français qui arrive en nouvelle France, donc au Québec. J’ai enlevé un couplet qui était un peu religieux et j’ai aussi changé le genre des personnages : « ma maîtresse » est devenu « mon amant »… Et, bien sûr, tout le côté très électrique a permis de transformer la chanson. » Puis, la chanteuse ajoute : « En fait, la chanson est un mélange entre mon adaptation de C’est la nouvelle France et un thème que j’avais commencé à développer pour une composition personnelle. J’avais ce thème en tête, un enchaînement d’accords précis et, alors que je réécoutais C’est la nouvelle France pour me changer les idées, j’ai compris que la suite d’accords sur laquelle je travaillais collait aussi parfaitement avec cette chanson. C’était la même progression ! »

John Jacob Niles, I Wonder as I Wander (1958)

Sur Ma délire, Myriam Gendron prend aussi la liberté de réinventer deux titres du légendaire John Jacob Niles, personnage hors norme, au destin complètement improbable (soldat allié durant la guerre de 14-18, étudiant à Lyon et Paris dans les années 20, puis chanteur d’opéra à Chicago et, dans les années 30, représentant pour la Burroughs, sillonnant les Apalaches et profitant de l’occasion pour apprendre les chansons que se transmettaient, oralement et depuis des générations, les paysans du coin) et considéré comme l’auteur des deux standards Go Away from My Window et I Wonder as I Wander. « En me préparant pour cet enregistrement, j’ai beaucoup écouté un disque de Betty Vaiden Williams, Folk Songs And Ballads of North Carolina, sur lequel elle reprend Go Away from My Window, mais sans créditer John Jacob Niles. J’imagine qu’elle devait penser qu’il s’agissait d’une chanson traditionnelle, alors que, justement, elle fait partie des rares à avoir été écrites par lui. Même si… En tout cas, moi je paye des droits sur cette chanson. (…) I Wonder as I Wonder fait partie des chansons que John Jacob Niles a découvertes en allant rencontrer les gens qui vivaient dans les Appalaches. Une jeune femme chantait cette chanson, mais elle ne connaissait que le premier couplet. Donc il a écrit les autres. Mais, bon, la mélodie et l’idée de la chanson sont traditionnelles et seuls quelques couplets sont de lui. Et moi, j’ai écrit d’autres paroles. Mais ça reste « sa » chanson ! »

Go Away from My Window (2021)

Ce deuxième album a aussi permis à Myriam Gendron de commencer à enregistrer ses propres chansons, quatre compositions qui trouvent parfaitement leur place au milieu des nombreuses reprises et qui confirment que la chanteuse est en connexion directe avec ce qui fait l’atemporalité du folk. Au sein de cette poignée de compositions originales, le superbe La Jeune fille en pleurs sort inévitablement du lot, notamment grâce à la participation du batteur Chris Corsano. « Cette chanson a d’abord été une ballade. J’en étais contente, mais, en même temps, j’avais envie de l’emmener ailleurs. En fait, je pensais beaucoup aux Tren Brothers, le duo de Mick Turner et Jim White (le batteur de Dirty Three et Bill Callahan, pas l’auteur de Wrong-Eyed Jesus, ndA). J’adore ce qu’ils font et notamment leur disque Blue Trees ! C’est une musique instrumentale, mélange de guitare et de batterie… Le jeu de Mick Turner est incroyable. Il a quelque chose de flou, de vaporeux, alors que le mien est très carré. Bref, je voulais me rapprocher de son jeu… Et puis, en entendant le résultat, je me suis dit qu’il manquait une batterie. J’ai alors écrit à Chris Corsano, que je connais un peu, en lui disant que je cherchais un son à la Tren Brothers. »

La Jeune fille en pleurs (2021)

Désormais musicienne à plein temps, Myriam Gendron semble décider à se remettre rapidement à écrire et à enregistrer ce qui devrait être son troisième album. Ceux qui auront eu la chance de la voir sur scène en 2022 attendent vraisemblablement déjà son retour en France. Sans doute dans les mois qui viennent.


Ma délire : Songs of Love lost and found par Myriam Gendron est disponible sur le label Feeding Tube Records / Les Albums Claus

Une réflexion sur « Myriam Gendron : folie pure »

  1. heureux de lire ce bel article sur cette artiste québécoise découverte avec Ma Délire.
    Et merci aussi pour le savant ouvrage que je lis en ce moment: rock’n’roll, année(s) zéro
    magnifique et savant ouvrage d’un rock dont on ne se lasse pas.

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