Musical Écran 2022 : « All The Streets Are Silent – The Convergence of Hip Hop And Skateboarding (1987 – 1997) » de Jeremy Elkin

Mike Hernandez et Harold-Hunter / Photo : Gunars Elmuts

Enfin un film qui ne revient pas sur une histoire (mieux) racontée par ailleurs. Une histoire pas non plus complètement inconnue pour qui s’est un tant soi peu intéressé aux Beastie Boys, absents à l’écran autant que présents en filigrane, et célébrés en 2020 dans un autre documentaire, Beastie Boys Story de Spike Jonze. Lui aussi programmatique dans son titre complet, sans aller jusqu’à préciser que les rues en question, tout sauf silencieuses, sont new-yorkaises, les 90 minutes de All The Streets Are Silent : the Convergence of Hip Hop and Skateboarding (1987-1997), devraient plaire au cinéaste norvégien Joachim Trier, au touche-à-tout tourangeau Rubin Steiner ou bien encore à Pedro Winter.

Le réalisateur Jeremy Elkin, skateur-réalisateur originaire de Montréal venu vivre une vie de squatteur-réalisateur à New York, “la ville qui ne dort jamais”, s’appuie sur les archives vidéo de son aîné skateur-réalisateur Eli Gesner, ancien graffeur sur les murs de Big Apple et narrateur du film. Gesner s’était attaqué au même sujet, mais sans restriction géographique, dans Concrete Jungle dont il n’existe qu’une version inachevée en 2009. Il a depuis tourné un long-métrage de fiction, Condemned, en 2015, qui marque les débuts au cinéma de Dylan Penn, fille de Robin Wright et Sean Penn, et resté inédit en France.

All The Streets Are Silent n’est évidemment pas le premier film autour du skate, sport ô combien visuel avec un idéal communautaire. En 2019 était sorti en France 90’s de Jonah Hill, qui se passait à Los Angeles au milieu des années 1990, et plus tôt encore, en 2005, Les Seigneurs de Dogtown de Catherine Hardwicke qui évoque, là encore à Los Angeles, la transition dans les années 1970 entre surf et skate. Or The Streets Are Silent a été co-écrit par Dana Brown, fils aîné de Bruce Brown,  réalisateur du documentaire surf emblématique Endless Summer (1964). Dans un genre “exotique”, n’oublions pas en 2012 Derrière Le Mur, La Californie de Marten Persiel sur le skate en Allemagne de l’Est communiste, voire le bien de chez nous Trocadéro Bleu Citron de Michaël Schock avec Anny Duperey dès 1978, un an avant le Rapper’s Delight de Sugarhill Gang. Et puis il y a eu aussi bien sûr Kids, long-métrage inaugural du photographe Larry Clark en 1995, dont les acteurs masculins ne sont autres que certains des skateurs de All The Streets Are Silent, qui n’élude pas les conséquences de pareille médiatisation précoce : Justin Pierce s’est suicidé à 25 ans et Harold Hunter, l’un des rares skateurs afro-américains, est mort de surdose à 31.

Planète Mars, loin de Marseille

Hormis les extraits les plus marquants, avec une propension marquée pour les prises de vues façon “fish eye”, des 5000 heures d’archives au format VHS de Gesner, le film d’Elkin est enrichi à bon escient par près de quarante interviews, pour une cinquantaine de filmées en tout, des protagonistes trois décennies plus tard mais encore en forme. Si deux cancers du cerveau ont emporté Damany Beasley en 1991 à 23 ans et plus récemment en 2020 Kevin Hufnagel, 46 ans, le fondateur de la marque HUF en 2002 avait eu le temps d’être interviewé puisque Jeremy Elkin a commencé à tourner en 2017.

Trente ans plus tôt, en 1987, la mort d’Andy Warhol marque un changement d’époque à New York, confirmée par celles de Jean-Michel Basquiat en 1988 et Keith Haring en 1990. Enterrés aussi les Factory, Max’s Kansas City, CBGB, Studio 54, Danceteria ou autres Mudd Club. Mais la nature a horreur du vide, jusque dans l’endroit le moins préservé de l’univers, le centre de New York et une nouvelle génération investit les lieux. Ni le skate ni même le hip hop ne sont plus des nouveautés, mais comme le précise le film, “Le skate est alors un truc de blancs, et le hip hop un truc de noirs”. C’est donc fort logiquement qu’un Japonais, Yuki Watanabe, promoteur de soirées et grand ami de l’incontournable Eli Gesner, ouvre Club Mars, en 1988. Pour citer le DJ anglais devenu auteur Dave Haslam, “Le meilleur club du monde est celui qui a changé votre vie”, et pour une bonne partie des protagonistes de All The Streets Are Silent, cet Éden s’appelle Club Mars, qui mélange sur cinq étages plusieurs styles de musique. Parmi ses videurs, les futurs acteurs hollywoodiens Vin Diesel et… Ben Stiller, qui retrouvera le dénommé Ad-Rock, un des Beastie Boys, en 2014 dans le film While We’re Young de Noah Baumbach. Le DJ initial de Club Mars est un certain Richard Hall, futur Moby, que l’on découvre ici avec des cheveux longs. D’autres de son propre aveu bien meilleurs que lui vont assurer le succès musical de Club Mars, où le rap à la coule du collectif des Native Tongues (De La Soul, dont le premier album 3 Feet High And Rising sort le 3 mars 1989, A Tribe Called Quest, Jungle Brothers, Queen Latifah…) a droit de cité quand les autres clubs new-yorkais refusent de jouer une musique déjà associée à la violence parfois jusqu’au meurtre. Celui en 1987 du new-yorkais Scott La Rock, membre de Boogie Down Productions avec KRS-One, est considéré comme le premier d’un artiste de rap reconnu. Il y en a hélas eu plusieurs dizaines depuis.

Jefferson Pang All The Streets Are Silent
Jefferson Pang dans All The Streets Are Silent
Où sont les femmes ?

Preuve du succès de Club Mars, où des vedettes rap présentes au gré des soirées telles que KRS-One, L.L. Cool J ou Chuck D de Public Enemy peuvent s’emparer du micro, quand ce n’est pas le jeunot Jay-Z, il doit bientôt faire face à une concurrence qui se contente de l’imiter. C’est le cas de Puff Daddy’s House, il s’agit bien du même Sean Combs futur responsable en 1993 du label Bad Boy Entertainment. Deuxième étage de la fusée new-yorkaise entre 1987 et 1997 selon le documentaire, l’émission nocturne The Stretch Armstrong & Bobbito Show est initiée en 1990 sur une radio universitaire locale par le jeune DJ Stretch Armstrong, l’un de ceux de Club Mars, avec son acolyte Bobbi Garcia dans le rôle de MC hôte. Grâce à ses connexions, le binôme accueille dans son émission des freestyles d’artistes reconnus, mais aussi du nouveau venu Busta Rhymes ou d’une partie du Wu-Tang Clan, au point d’être aujourd’hui encore considérée comme une référence. Troisième et dernier étage décisif côté skateboard plutôt que rap même si on en entend dans le film hors sa BO de The Folk Implosion, Kids présenté en sélection officielle à Cannes fait surtout office de tremplin pour Larry Clark (qui remettra le couvert du skate avec Wassup Rockers en 2006) et Harmony Korine, tout à la fois scénariste et acteur, qui fera connaître le Elephant du réalisateur anglais Alan Clarke en 1989 à Gus Van Sant pour son Elephant en 2003, quatre ans avant Paranoid Park où il sera question de skate. Comme dans la fiction Kids, le documentaire qui nous intéresse n’occulte pas le comportement dangereux, pour eux-mêmes comme pour les autres, des skateurs. Et face à la place marginale des femmes parmi des communautés essentiellement masculines, Elkin ne peut proposer parmi sa galerie de personnages que la seule figure féminine de l’actrice Rosario Dawson. Skate Kitchen de Crystal Moselle et la série télévisée consécutive Betty n’ont pas eu le temps depuis 2018 de faire école. Loin de ces préoccupations à l’aune de 2022, le graal a pris pour l’adolescent Elkin loin de New York la forme d’une cassette VHS réalisée par R.B. Umali en 1997 pour faire la publicité de la marque Zoo York d’Eli Gesner, Rodney Smith et Adam Schatz, dont la boutique a ouvert en 1993 à un bloc d’immeubles du Mars Club finalement fermé un an plus tôt. The Zoo York Mixtape propose une heure d’images de skate new-yorkais et de rap ad hoc filmé par Gesner lors de sessions de The Stretch Armstrong & Bobbito Show, qui va tirer sa révérence l’année suivante, le tout introduit par une intro exclusive de la part de DJ Roc Raida de The X-Ecutioners. Si The Zoo York Mixtape se vend à des dizaines de milliers d’exemplaires dans les boutiques de skate de tout le pays, ses instigateurs, effrayés par la question légale des droits musicaux à régler, préfèrent interrompre sa fabrication. Idem face à la possibilité de passer ensuite au format DVD. Avant la marque Zoo York, revendue en 2001 à Marc Ecko puis encore en 2005, il y avait eu Phat Farm en 1992, avec à la manœuvre Russell Simmons, cofondateur du label Def Jam (Public Enemy, L.L. Cool J, Beastie Boys…). Ni lui ni son frère Joseph Simmons, le Run de Run-D.M.C., n’interviennent dans le documentaire, mais Darryl McDaniels alias D.M.C. se prête à l’exercice. Beaucoup d’autres marques continueront d’exploiter l’imagerie skate dont Supreme en 1994, mais au début des années 1990, Eli Gesner, né en 1970, et ses associés travaillent à lancer Zoo York dans les locaux de Phat Farm. La fraternité des débuts n’a pas encore été emportée par les enjeux financiers.

En 1997, c’est toujours Gesner qui est chargé d’installer une rampe de skate à l’intérieur de la boîte de nuit new-yorkaise The Tunnel. En France, la loi Toubon et ses quotas de langue française incite le réseau musical radiophonique national Skyrock à se risquer à un format rap. Le Wu-Tang Clan fait ses débuts français dans un Parc des Princes qui sonne creux lors de l’unique édition du festival Rock À Paris. Dix ans plus tôt, Run-D.M.C. avec en première partie les Beastie Boys avait connu un baptême du feu français sur la scène du Grand Rex à Paris pour le moins chaotique. Alors tour-manager, Lyor Cohen, devenu responsable de Youtube Music et présent en 2018 à La Gaîté Lyrique à Paris pour s’en faire l’écho, préférait rétrospectivement s’en souvenir avec amusement.

Au-delà de sa célébration d’une certaine jeunesse new-yorkaise, autour d’une communauté originelle limitée à quelques dizaine de skaters ouverts au rap, All The Streets Are Silent frise le sans-faute (exception faite d’une mention a priori hors-sujet du couple jadis formé par Björk avec l’artiste contemporain américain Matthew Barney). Le récit porté par Eli Gesner, cohérent sans jamais verser dans le didactisme, est rythmé par une BO signée Large Professor (producteur de Nas, Eric B. & Rakim, Busta Rhymes, A Tribe Called Quest…). “Not oversize just loose fit”.


« All The Streets Are Silent – The Convergence of Hip Hop And Skateboarding (1987 – 1997) » de Jeremy Elkin est projeté à Bordeaux dans le cadre du festival Musical Ecran 2022 les Jeudi 10.11 au Théâtre Molière à 20h00 et Vendredi 11 Novembre au Théâtre L’Inox à 22h30.

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