Disparue en 1993, dans sa maison de Woodstock et dans l’anonymat le plus complet, Karen Dalton n’aura finalement laissé qu’une très maigre discographie, puisque celle-ci ne comprend que deux albums officiels, It’s So Hard to Tell Who’s Going to Love You the Best (1969), son chef-d’œuvre, In My Own Time (1971), un disque plus inégal (même s’il contient la meilleure version connue du classique folk Katie Cruel), ainsi qu’une poignée de home recordings, sortis après sa mort et de plus ou moins bonne qualité. Pourtant, si modeste qu’elle soit, cette discographie aura suffi à transmettre l’essentiel, c’est-à-dire l’empreinte d’une voix unique, que beaucoup ont comparée à celle de Billie Holiday et qui, abîmée par l’alcool, les drogues et la vie, donne souvent le sentiment d’avoir affaire à une vieille âme ayant traversé les âges pour s’échouer dans une époque où elle n’aura, in fine, jamais vraiment réussi à trouver sa place.
L’empreinte de cette voix, c’est aussi ce qui aura fasciné, et souvent stupéfait, toutes celles et ceux qui l’auront découverte depuis 1994, date des premières rééditions de It’s So Hard to Tell Who’s Going to Love You the Best. Et, un quart de siècle plus tard, le résultat est édifiant : plusieurs livres, quelques disques hommages et, donc, pas moins de trois films documentaires ont été, ou seront bientôt, consacrés à la chanteuse. Réalisé par l’artiste suisse Emmanuelle Antille, A Bright Light – Karen and the Process est le premier des trois films à voir le jour (les deux autres sont suédois et américain et devraient sortir prochainement). Il serait né du choc ressenti par la réalisatrice au moment de la découverte du chant incomparable de Karen Dalton. Fascinée par le destin très singulier de cette chanteuse totalement inadaptée au monde des maisons de disques et ayant attendu l’âge de 32 ans pour enregistrer son premier album (et ce alors que, huit ans plus tôt, elle était déjà, avec des gens comme Bob Dylan, Fred Neil ou Tim Hardin, l’une des artistes les plus en vue de la nouvelle scène folk de Greenwich Village), Emmanuelle Antille décide de partir sur les traces de cette voix perdue, de cette femme insaisissable qui aura fait de la disparition et de l’échappée les grands motifs de sa vie.
Il s’agit d’une quête à la fois folle et poétique (tenter de retrouver la trace d’une personne n’en ayant laissé aucune, ou presque), mais aussi intime, puisque la réalisatrice en profite pour y glisser des interrogations très personnelles sur la synchronicité ou sur les liens pouvant exister entre le monde des vivants et celui des morts, notamment. Emmanuelle Antille voyage donc du Colorado (les images splendides qu’elle en a ramené sont parmi les plus beaux moments du film) aux marécages du bayou pour rencontrer des personnes ayant connu, ou même vécu avec, Karen Dalton.
Il y a Dan Hankin, son guitariste, Dick Weissman, son compagnon à son arrivée à New York, en 1960, etc. Parmi ces témoignages, celui de Carl Baron, qui a enregistré les bandes du disque paru sous le nom de 1966, est sans doute parmi les plus intéressants. En effet, il permet de comprendre que les bandes en question avaient surtout été enregistrées pour que la chanteuse et son mari Richard Tucker (absent du film, malheureusement) puissent s’écouter, s’entendre de façon objective, et, ainsi, parvenir à mieux évaluer la qualité de leurs harmonies à deux voix. Cette démarche, qui était exactement la même que celle des premiers musiciens enregistrés dans les campagnes du sud, dans les années 20 ou 30, donne également une idée assez précise du dépouillement complet dans lequel vivait le couple pendant ses années à Boulder, dans les montagnes du Colorado. Et il dit aussi l’atemporalité dans laquelle semblait s’inscrire la vie-même de la chanteuse.
Mais le témoignage le plus passionnant est sans doute celui de Peter Walker, grand guitariste et vétéran de l’acid folk qui décrit une Karen Dalton rongée par la culpabilité et les reproches que, selon elle, les autres devaient se retenir de lui adresser : celui d’avoir abandonné son fils, celui de n’avoir pas assez enregistré ou de ne pas avoir joué le jeu d’une industrie du disque qui lui tendait les bras, celui, sans doute, d’avoir consommé trop de drogues et, enfin, celui d’avoir été contaminée par le Sida. Particulièrement émouvant, ce passage se déroule dans la maison abandonnée qui fut, autrefois, celle de la chanteuse à Woodstock. Pour un réalisateur ou une réalisatrice, la grande difficulté d’un sujet comme celui-ci est de devoir se confronter au très petit nombre d’images d’archives.
Concernant Karen Dalton, la plupart des images étaient déjà connues (notamment un reportage réalisé, en 1970, par la télévision publique française), mais, grâce à Peter Walker, Emmanuelle Antille parvient à en exhumer de nouvelles, des photos d’enfance, mais aussi des images filmées en Super 8 de la chanteuse faisant du cheval. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais c’est tout de même une avancée significative dans l’intimité d’une chanteuse dont la vie demeure un mystère particulièrement épais. Enfin, l’un des paris les plus réussis du film est d’avoir intégré au montage d’autres images filmées en Super 8, des images contemporaines et retraçant le voyage d’Antille et de sa petite équipe de tournage. Il en résulte une façon assez poétique de mêler l’enquête aux souvenirs, le présent au passé et le réel à l’imaginaire. Pour évoquer une chanteuse qui n’a quasiment laissé aucune trace, dont personne ne sait où elle a été enterrée (la question est récurrente dans le film) et que la réalisatrice se résout à suivre comme une ombre, égarée entre le monde des vivants et celui des morts, c’était sans doute la meilleure chose à faire.