Le début des années 1980. Los Angeles. Une scène locale punk (Black Flag, le groupe d’Henry Rollins, The Screamers, avec son chanteur sosie de Jim Carrey, Germs…), filmée par Penelope Spheeris – Waynes’s World en 1992, c’est elle – dans le premier volet de sa trilogie The Decline of Western Civilzation (1981) n’a rien à envier à celle de New York et Londres une décennie plus tôt, avec pour correspondance européenne paradoxale, Berlin. Indésirables en ville, quelques activistes fans de musique extrême vont trouver refuge dans le désert de Mojave, celui de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni puis de la mort de Gram Parsons en 1973, quelques années avant de servir de décor à la pochette du The Joshua Tree (1987) de U2 photographiée par Anton Corbijn. Le réalisateur Stuart Swezey, l’un de ces amateurs paradoxaux de Throbbing Gristle et autres joyeusetés antinomiques du style de vie californien, a proposé de 1983 à 1985 une poignée de concerts, matière de son documentaire Desolation Center, récit d’une jeunesse ô combien sonique.
Le jeune Stuart Swezey avait-il étudié le cinéma d’Agnès Varda à l’University of California, Los Angeles (UCLA), celle de Jim Morrison ? La pionnière de la Nouvelle Vague tourne au début des années 1980 à Los Angeles le documentaire Mur Murs, qui donne déjà une autre idée de la Californie de cette époque. La même année, Werner Herzog sort Fitzcarraldo, long-métrage de fiction où Klaus Kinski veut construire un opéra en pleine jungle. Impressionné, Stuart Swezey, organisateur de concerts alternatifs en périphérie de Los Angeles, autant dire déjà au milieu de nulle part, rêve à son tour, mais de “musique industrielle dans le désert”. Différents types de déserts avaient déjà fasciné dans les années 1960 des pionniers comme l’artiste anglais du land art, Richard Long. Avec Bruce Licher, guitariste de Savage Republic et camarade depuis l’UCLA, Stuart Swezey initie une première excursion en 1983, devant un public de 250 privilégiés venus en bus scolaire, pour écouter Savage Republic mais aussi Minutemen, le trio avec Mike Watt à la basse, malgré le vent et le sable, au point de devoir recouvrir de chaussettes les micros.
Pas de scène. Ni d’excès, dans la lignée des commandements publiés par Stuart et ses copains avant d’explorer le désert. Pas de guest list et aucune vente d’alcool sur place, même s’il reste possible de venir avec ses propres bouteilles. Les participants, qui pour la plupart découvrent ces paysages arides aux portes d’une ville jusque-là leur seul horizon, préfèrent de toute façon prendre de l’acide pour jeter un pont lysergique entre néo-punks et aînés hippies. Stuart Swezey part ensuite découvrir Berlin, et y fait la rencontre de ses compatriotes new-yorkais Sonic Youth, de passage dans la ville coupée entre est et ouest, et des locaux Einstürzende Neubauten. Ni une ni deux, il propose aux uns comme aux autres de jouer dans le désert, si jamais leur chemin les conduit jusqu’à Los Angeles. Sans doute attirés par cette perspective, Einstürzende Neubauten se présentent quelque temps après en Californie, où l’expérimentateur Boyd Rice et le collectif Survival Research Lab (SRL) de Mark Pauline (qui a perdu une main dans une explosion mal maîtrisée lors d’une performance) est entraîné à la suite de ces Allemands résolument radicaux dans un autre lieu aussi inhospitalier et magnifique que le précédent, cette fois à 250 kilomètres à l’est de la Cité des Anges. Les véritables performances de la part des artistes valent expérience collective pour ceux qui ont la chance d’y assister et de réchapper à des conditions de sécurité des plus aléatoires. La question de la préservation des sites devient aussi problématique.
En 1984, Stuart Swezey oublie un temps le désert pour lui préférer une croisière, sept ans après le scandale des Sex Pistols sur la Tamise, histoire de se faire entendre de la Reine Elizabeth en plein jubilé sur l’Océan pacifique le long de la côte entre San Diego et Los Angeles, avec Minutemen et Meat Puppets. Tout finit bien, mais jouer sur l’eau s’avère à la fois plus compliqué et dangereux que sur la terre ferme, fut-elle désertique. Et surtout Los Angeles et ses environs vont devenir terre d’accueil de Sonic Youth, présenté dans Desolation Center par un extrait de concert à… Poitiers en 1983, en première partie de l’Orchestre Rouge de Theo Hakola avec Killing Joke en tête d’affiche, filmé lors de sa première tournée européenne, sans doute par Dave Markey. En mars 85, sur Bad Moon Rising, troisième album du groupe de la bassiste californienne Kim Gordon, il y a ce titre avec la prêtresse No Wave Lydia Lunch, Death Valley 69. Finis les bus scolaires, les amateurs de spiritualité sans prêchi-prêcha doivent rejoindre par leurs propres moyens un point de rendez-vous avant de prendre connaissance de l’itinéraire définitif pour apprécier, dans un cadre alternatif par excellence, Sonic Youth, Meat Puppets, mais aussi Redd Kross ainsi que Psi Com, le groupe de Perry Farrell avant Jane’s Addiction. Pour Stuart Swezey, impossible de faire mieux, il prend la décision d’arrêter ces concerts dans les déserts. Mais reçoit des autorités un courrier qui le condamne à 400 Dollars d’amende pour avoir organisé sans aucune autorisation des manifestations dans une zone à préserver, d’où concert de soutien estival dans une vraie salle à Los Angeles avec les fidèles Minutemen et le renfort de Nip Drivers et un des premiers groupes d’une certaine Hope Sandoval avant Opal et Mazzy Star. Le 21 décembre 1985, Stuart Swezey, tiré d’affaire, reçoit en ville Sonic Youth avec en première partie ses compatriotes new-yorkais Swans, dont le chanteur Michael Gira est natif de Los Angeles. Cette nuit-là, Dennes Dale Boon, le chanteur des Minutemen, 27 ans, meurt dans un accident de la route. La fête est finie : une page de l’histoire d’un certain rock californien se tourne. Dès l’année suivante, une poignée d’allumés se retrouve lors du solstice d’été sur une plage de San Francisco autour d’un feu de joie.
Au début de la décennie suivante, ils vont développer dans le Nevada le concept de Burning Man, devenu un festival, d’abord gratuit, puis avec un droit d’entrée qui atteint désormais plusieurs centaines de dollars. En 1991, Perry Farrell initie le festival itinérant Lollapalooza qui, dans un premier temps, tentera de proposer autre chose que de la musique. En 1993, Pearl Jam, un des champions du mouvement grunge né à Seattle et qui doit beaucoup au post-punk californien, refuse de jouer à Los Angeles dans les conditions fixées par la billetterie américaine dominante Ticketmaster et préfère jouer devant 25 000 fans dans la vallée de Coachella. Le festival du même nom s’y tient pour la première fois en 1999. L’histoire méconnue des aventures du jeune Stuart Swezey et de ses ami(e)s méritait bien un documentaire, même réalisé par ses soins…