Il y a de cela quelques jours à peine, nous discutions avec quelques camarades boomers des souvenirs encore vivaces de nos premières rencontres respectives avec l’œuvre de The Smiths. Des multiples impressions saisissantes ressenties à cette époque lointaine, domine encore, pour ce qui me concerne, le choc provoqué par une prise de parole totalement singulière, où la contemplation attentive des émois les plus intimes finit par ouvrir sur l’étendue d’un monde. Et puis cette instabilité constante, cette absence de point d’appui musical évident ou explicitement référencé qui prolonge la sensation étrange d’écouter simultanément plusieurs stations de radio. Les passions adolescentes se sont estompées depuis bien longtemps : Market n’aura évidemment jamais l’importance vitale de Morrissey et de ses compagnons. Mais on retrouve, en tous cas, quelques réminiscences de cet égotisme inspiré, parfois un peu bavard, et de ces incertitudes formelles dans ce disque. Et c’est déjà suffisant.
On ignorait à peu près tout des premiers enregistrements hétéroclites précédemment publiés par Market – deux albums et une compilation de démo. Nate Mendelsohn n’était jusqu’à présent qu’un nom parfois croisé au détour d’un livret. Celui d’un contributeur occasionnel aux œuvres de Frankie Cosmos, Sam Evian ou Katie Von Schleicher, d’un ingénieur travaillant, depuis le milieu des années 2010, pour le compte des studios Figure 8 de Brooklyn – et on se dit, au passage, qu’il n’y a sans doute pas de hasard si l’on entend résonner ici quelques échos des mélodies infiniment mélancoliques d’Elliott Smith. Pour la première fois, il s’est décidé à rassembler quelques-uns de ses collaborateurs de longue date dans une maison de campagne du Massachusetts pour conférer davantage de chaire collective à ses compositions très personnelles. De ces séances d’enregistrement de groupe, est donc né un album à la fois bancal et abouti. L’équilibre demeure toujours fragile entre les moments d’accalmie où dominent mélodies et harmonies vocales – Bag Of Jeans, Watergate – et les digressions presque dissonantes – I Would Do That.
Ce balancement incertain accompagne en permanence l’expression ambivalente des sentiments contrastés et la cacophonie des émotions. Les flots de paroles se succèdent, s’entrechoquent. Ils restituent sur le vif, dans l’instant précieux du surgissement, les états de conscience et les interrogations réflexives et souvent percutantes de Mendelsohn. Les considérations existentielles les plus crues sur l’âge ou les relations amoureuses s’entremêlent avec les questionnements plus explicitement dirigés sur le processus de création lui-même et ce qu’il engage de cohérence. » When am I gonna stop writing song about being an asshole to my friends / And just start never being an asshole to them ? « s’interroge-t-il ainsi sur Looking Back On the Spanish Civil War. Ou encore » I am getting afraid that the album is a bore / How long have I been working on it for ? » sur Old. Au-delà de ce sens incontestable de la punchline nombriliste et de son titre saisissant, The Consistent Brutal Bullshit Gong laisse transparaître, souvent brillamment, l’anxiété et l’urgence. Un exercice thérapeutique et bienfaisant – pas uniquement pour son auteur.