Bien sûr, il y a eu les tubes. Ceux que les décennies écoulées ont parfois relégué dans le cercueil des célébrations nostalgiques et qui tendent trop souvent à éclipser le reste d’une œuvre, à occulter même l’essentiel. Plutôt que de la réduire à ces quelques refrains, il serait sans doute plus équitable de commencer par évoquer ceux avec lesquels Marie-Claire Buzy a entretenu, au fil des quatre décennies d’une carrière à éclipse, des collaborations artistiques. Bashung, Gainsbourg, Darc, Manset : la liste est suffisamment éloquente pour prévenir d’emblée tous les ricanements et tous les procès en ringardise. A minima, elle devrait suffire à autoriser une écoute sans a priori de ce nouvel album – le premier depuis neuf ans – de celle qui continue à se définir envers et contre tout comme chanteuse rock. Animée par une passion toujours intacte pour la musique et pour les mots, Buzy compose et enregistre désormais pour la beauté d’un geste dépourvu de toute illusion. Publié à compte d’auteur par celle qui se consacre depuis le début du siècle à ce qui est désormais son métier – la psychothérapie – dépourvu de toute préoccupation mercantile – « Soit j’enregistrais cet album soit je changeais la voiture. » s’amuse-t-elle – Cheval Fou apparaît comme une suite de méditations poétiques et politiques, impliquées et incarnées, sur l’état du monde. Les sujets abordés sont souvent graves mais dépourvus de pesanteurs compassées. Les rencontres heureuses y résonnent de leurs accords sensibles lorsque l’on croise, au fil des duos, les apports harmonieux de personnalités cousines : Bertrand Belin, Arnold Turboust ou encore Anna Mouglalis.
Pourquoi avoir attendu presque dix ans avant de publier ce nouvel album ?
J’ai fait une pause pour mille raisons, notamment familiales. Et surtout, je n’avais plus envie. J’ai essayé d’écrire pour d’autres artistes pour des projets qui n’ont pas abouti. Et puis ça m’a repris. J’ai fini par me dire que je ne serais jamais mieux servie que par moi-même et je m’y suis remis progressivement. Il a fallu que je m’organise puisque j’ai un autre job maintenant – je suis psychothérapeute – de manière à consacrer une journée par semaine à la musique. J’ai rencontré l’arrangeur Damien Someville avec qui j’ai tout de suite accroché. C’est lui qui m’a redonné une certaine motivation parce qu’il a tout de suite compris ce que je voulais. C’est pas forcément facile parce que je déteste qu’on surcharge mes chansons et, en même temps, je m’attends à ce que le producteur avec lequel je travaille m’apporte tout de même une valeur ajoutée. En studio, moi je suis un peu comme Léon : le grand nettoyeur ! (Rire.) Il a réussi à m’apporter quelque chose, notamment ces lignes de basse fantastiques, sans surcharger les chansons. J’ai insisté pour qu’on enlève toutes les fioritures.
Qu’est-ce qui t’a donné l’envie de revenir à l’écriture et à la musique ?
J’ai eu une espèce de déclic sociétal et politique au moment des dernières élections présidentielles. Ca m’a tellement énervé que plusieurs textes sont sortis en quelques jours, dont Murmures et Expérience Humaine. Il n’y a pas vraiment de chansons d’amour sur cet album, à une ou deux exceptions près. Je ne suis pas une chanteuse engagée mais je voulais exprimer ce que je ressens de l’état du monde et de notre société, évoquer le chaos qui règne autour du nous tout en restant un peu poétique dans la forme, sans que ça devienne lourdingue. Je ne voulais pas non plus arriver avec le point en avant : je ne suis pas Saez ! En tant que psychothérapeute, j’ai aussi un spectre d’observation sur le monde que je n’avais pas du tout auparavant en tant que chanteuse. J’ai eu l’impression de découvrir un univers beaucoup plus large et qui m’inspire énormément.
Ton écriture est à la fois très concrète et très poétique. Comment trouves-tu l’équilibre entre les deux ?
Avec le recul, je trouve que j’ai vachement parlé d’animaux : les chevaux, les oiseaux, les baleines. Ce n’est pas vraiment nouveau puisque j’avais déjà écrit Je Suis Un Arbre (2005). L’idée était d’éviter à tout prix les généralités tout en parlant du monde qui m’entoure et qui m’inquiète. Je le perçois aussi en tant que thérapeute : les gens sont aussi de plus en plus rétrécis sur eux-mêmes, dans une espèce d’autarcie ou de repli sur soi
Dans les paroles de Murmures, tu fais directement allusion à Play Blessures (1982). J’imagine que c’est intentionnel.
Je n’ai pas pu m’en empêcher. J’adore Bashung. Je l’ai rencontré il y a longtemps, quand j’avais écrit le texte de I Love You Lulu (1985). J’avais été le voir pour lui demander de composer la musique. Il m’avait proposé un arrangement intéressant mais qui ne fonctionnait pas du tout avec ma voix. Et puis il a eu un flash. Il m’a dit : « Tu devrais aller voir Gainsbourg : ça devrait lui parler cette histoire. » Moi, à l’époque, je ne savais même pas qu’on appelait Gainsbourg « Lulu » : j’avais écrit la chanson pour le mec avec lequel j’étais à ce moment-là qui s’appelait Lucas. C’est donc grâce à Bashung que j’ai pu rencontrer Gainsbourg. J’aime tout chez lui : l’attitude, les textes évidemment. J’ai fini par bosser avec un de ses paroliers, Jean Fauque, un peu plus tard. J’apprécie sa vision toujours décalée du showbiz : il n’a jamais été dans la paillette ni fréquenté des émissions à la con pour vendre un album. A chaque album, il a pris des risques, il a cherché quelque chose de nouveau, quitte à se faire lourder de chez Barclay comme un malpropre.
Comment en es-tu arrivée à travailler avec Bertrand Belin ?
J’aime énormément ce qu’il fait. Vue ma passion pour Bashung, il y a une certaine logique. Je lui ai envoyé le texte qui lui a plu : c’est pas plus compliqué que cela.
Et le duo avec Anna Mouglalis ?
Pour moi, c’est une icône, au même titre que Nico. On en revient toujours à Bashung. J’avais été à un concert de sa femme, Chloé Mons. Et dans la file d’attente il y avait Anna Mouglalis. Elle avait joué Juliette Gréco dans le biopic sur Gainsbourg. Je l’ai abordée sans même la connaître et, quelques semaines plus tard, elle a accepté de me retrouver en studio pour enregistrer ce titre, presque improvisé. En deux prises, c’était réglé, alors que ce n’est pas du tout une chanteuse au départ. J’étais à la fois très impressionnée et vraiment aux anges : je me suis prise pour un metteur en scène pour quelques heures, à coacher cette actrice extraordinaire.
Et Arnold Turboust avec qui tu as cosigné Journée Nuages ?
Je le connais depuis très longtemps : j’ai enregistré Body Physical au moment où il travaillait sur Adélaide. On était dans la même maison de disques et on avait fait de la promo ensemble. On a beaucoup de points communs dans l’approche de la musique et aussi dans les réticences à fréquenter tout ce qui peut nous apparaître un peu ringard. Récemment, on s’est retrouvés dans un gala – moi, j’appelle ça les plateaux de fruits de mer. On était là, tous les deux, terrorisés, à se demander ce qu’on foutait là. Le mec qui organisait le gala nous a dit qu’il fallait qu’on reprenne Comme Un Boomerang, avec Arnold à la place de Daho et moi qui ferait Dani. Un choix très judicieux et qui nous a enchantés tous les deux, comme tu peux l’imaginer ! Je n’ai pas du tout la voix de Dani : il a fallu décaler la mélodie de deux tons, ce qui foutait l’ami Arnold dans la merde. On ne connaissait le texte ni l’un ni l’autre. On a fini par le faire et on s’est vautrés royalement. (Rires.) En sortant de scène, on s’est regardé et on s’est dit : « Plus jamais ça, c’est pas notre truc ! » J’en ai profité pour lui proposer le texte de Journée Nuages dont il a écrit les arrangements.
Plus généralement, j’imagine que tu as été régulièrement sollicitée pour participer à des spectacles ou des tournées à vocation nostalgique. Qu’est-ce qui te pousse à accepter ou refuser d’y participer ?
Je crois qu’on ne pense pas forcément à moi : je ne suis pas vraiment dans le format recherché. Je ne suis pas vraiment un personnage public populaire. Je manque aussi de cynisme, je pense. Je me force de temps en temps à endosser le costume de Buzy des années 1987, mais je n’y arrive jamais complètement. Je crois que je le fais mal. Je ne critique jamais les autres artistes mais je crois que ceux qui fréquentent ces plateaux sont tout de même un peu plus cyniques que moi : ils restent plantés dans les années de leurs succès alors que je m’évertue à avoir encore un avenir. Et puis, j’ai un autre métier qui m’interdit de m’absenter trop longtemps.
Tu as toujours revendiqué des influences rock et anglo-saxonnes. A tes débuts, quel était ton regard sur la scène musicale française du début des années 1980 ?
A l’époque, j’étais un peu raide. Je ne voulais pas trop parler à ceux que je considérais comme des variéteux. Après, j’ai été amenée à rencontrer sur des plateaux télé des artistes de variété que j’ai trouvés plutôt sympathiques, humainement en tous cas. J’ai un peu changé de point de vue et je suis revenue sur certaines de mes idées préconçues : on ne correspond pas toujours à la musique que l’on fait.
Par exemple ?
Ben, Capri, C’est Fini, comment il s’appelle déjà ?
Oui, voilà. Je l’ai trouvé très sympa. Pareil pour Eric Charden. Je l’ai rencontré pendant une émission à France Inter : on a discuté du bouddhisme et je l’ai trouvé super intelligent alors que ce qu’il chante, les vaches de Normandie et tout ça, pas du tout. Je me suis toujours demandé comment des gens intelligents, éveillés, pouvaient chanter des choses pareilles. J’ai toujours eu cette chance, parce que j’étais auteur-compositeur, de n’interpréter que des chansons qui me ressemblaient sans qu’on m’impose quoi que ce soit. J’étais aussi beaucoup plus détachée, dès le départ. J’avais déjà commencé des études de médecine puis de psycho quand on m’a proposé un rôle dans l’adaptation française d’une comédie musicale, The Rocky Horror Picture Show. C’est là que j’ai rencontré un guitariste, qui s’appelait Lucas Martinez et qui m’a dit : « Tiens, t’as une voix sympa : on devrait enregistrer une chanson. » J’ai accepté uniquement parce que ça me semblait amusant d’aller faire un tour en studio. Devenir chanteuse, ce n’était pas mon rêve d’enfant. Je ne connaissais rien à ce monde. Quand j’étais adolescente, on n’avait même pas la télé.
Tu évoques justement dans Murmures, le « mur de Berlin de l’adolescence ». Est-ce que, au-delà de l’opportunité saisie, il y avait quelque chose d’émancipateur dans le fait de chanter ?
Sans doute. Disons que je faisais très souvent le mur quand j’étais adolescente. J’étais une adepte assidue du délit de fuite. J’étais interne et je détestais l’enfermement. Je faisais donc le mur pour aller rencontrer le pion qui, lui, habitait à l’extérieur du lycée et qui avait une vieille jaguar. On faisait le tour de la campagne et on buvait du blanc-cass. Ça me plaisait beaucoup ces instants de liberté. Et puis je refaisais le mur dans l’autre sens pour me recoucher dans le dortoir des filles, comme si de rien n’était. (Rire.)
Dans ce paysage musical des années 1980, il y avait très peu de femmes auteures-interprètes. Est-ce que tu avais tout de même des modèles, ou au moins de références sur lesquelles tu pouvais t’appuyer ?
J’ai eu un gros coup de cœur pour Véronique Sanson, quand j’étais adolescente : c’était une femme qui jouait super bien du piano, qui interprétait ses propres compositions. J’ai aussi découvert Françoise Hardy, notamment cette chanson qu’elle n’a pas écrite mais que je trouvais magnifique qui s’appelle L’Amitié (1963). Voilà : côté français, il y avait ces deux modèles et c’est à peu près tout. Côté anglo-saxon, j’étais fascinée par Nico ou Marianne Faithfull.
Sans jamais être tentée d’adopter leur style de vie pour acquérir davantage de crédibilité dans le monde du rock ?
Non, vraiment. Je n’ai jamais adhéré à l’idée selon laquelle il faut se détruire pour faire du rock. Je suis quelqu’un d’assez sensible, plutôt hypocondriaque : je n’aurai jamais pu prendre des substances fortes. Je me serai retrouvée directement aux urgences. Je grimpe déjà aux rideaux avec une vitamine C. (Rires.)