
Suggs (Graham McPherson de son vrai nom) pose un 45 tours grésillant qui balance Baggy Trousers, version très Tom Waits du Ska Two Tone, et titre emblématique qui condense l’esprit de Madness sur leur second album Absolutely, sorti en 1980. Il esquisse quelques pas de danse, de ceux qu’il a popularisés sur scène ou dans leurs clips à la Monty Python, puis s’arrête, grimaçant, mimant un genou douloureux, avant de s’en aller, l’air satisfait de son espièglerie. Une façon burlesque de souligner qu’il a conscience de son âge, du passé qu’il incarne, et que la nostalgie n’empêche pas l’autodérision. Le documentaire de Christophe Conte est rempli de ces petits moments qui trahissent la difficulté, pour ces gloires nationales So British, de se prendre totalement au sérieux — y compris sur le plan artistique. Pourtant, ils sont immenses.
Le second degré a toujours fait partie de la panoplie de ces sales gosses de la classe ouvrière, qui se déguisaient en soldat impérial au bord du Nil ou en bourgeois en chapeau melon perdu dans un bus impérial vers le nord de Londres. De sublimes bouffons d’une Angleterre qui ne savait plus trop alors comment s’amuser sans tout casser. Suggs nous avait confié, lors d’une rencontre pour So Foot : « Cela dit, il n’y avait pas grand-chose d’autre pour s’occuper à ce moment précis en Angleterre, c’était une période assez triste. Il n’y avait que le punk et le hooliganisme pour tuer l’ennui. »
Tous ceux et celles qui l’ont interviewé savent à quel point il se révèle un bon client, qui sait raconter de belles histoires. Je ne lui connaissais que Tai Luc, de La Souris Déglinguée, pour maîtriser à ce point l’exercice délicat de la légende urbaine. Les bardes des temps modernes se font rares.
L’évidence ne se discute pas : Madness provoqua un séisme, à tous les sens du terme. Ainsi, le 8 août 1992, 35 000 fans réunis à Londres pour le concert de reformation firent littéralement trembler la terre dès que résonna One Step Beyond. Ce titre résume bien les débuts du groupe, son parcours, et, d’une certaine façon, le malentendu qui les entoure. Débarqués chez Stiff Records, le boss du label — qui les avait testés en leur demandant d’animer son mariage — voulut imposer cette reprise de Prince Buster sur leur premier album, et comme premier single. Ils n’en fournirent qu’une version de 1 min 30 (qu’un ingénieur du son dut rallonger en bidouillant), peu enthousiastes à l’idée de se voir caricaturer en groupe de reprises de ska jamaïcain, fût-ce avec un titre de leur idole, à laquelle ils devaient même leur nom (comme autrefois Muddy Waters pour les Stones).
Cependant, Madness pèse tellement plus qu’une simple série d’anecdotes, aussi indispensables soient-elles à notre belle mémoire collective du XXᵉ siècle. Christophe Conte tente aussi de nous convaincre — du moins le quidam de ce côté-ci de la Manche — de l’importance, y compris artistique, des Nutty Boys. On était déjà conquis. Il reste à évangéliser la France. L’aura iconique des Who, thème de son précédent documentaire, rendait l’opération plus simple auprès de ces Français si facilement esthètes à peu de frais.
Aujourd’hui encore, ils le reconnaissent volontiers : ils s’amusent surtout (en étant fort bien payés). Leur œuvre est derrière eux, et ils profitent de l’amour de leurs fans, contemplant avec amusement l’époque actuelle. On imagine leur sourire quand, en 2009, le directeur du festival Rock en Seine débarqua en loge pour les supplier de remplacer au pied levé Oasis : les frères Gallagher venaient de se séparer après une énième baston en coulisses. Suggs devait être hilare devant les gamineries des stars du moment. Ils encaissèrent un cachet double et remirent le couvert. Les Mancuniens devraient songer à les booker en première partie, à tout hasard, pour leur prochaine tournée de reformation…
Madness appartient clairement à cette grande famille, à cette spécificité bien britannique : cette capacité unique à pondre de la pop music en digérant — avec amour et respect — le génie des autres, pour mieux nous cracher le leur en pleine face. Pour Madness, il s’agira essentiellement de la musique jamaïcaine : ska, rocksteady et skinhead reggae, qui avait squatté (Liquidator, Double Barrel, etc.) les charts anglais à la fin des années 60. Mais pas seulement. Leur reprise de It Must Be Love du soulman britannique Labi Siffre reste un classique.
Sans Madness, je n’aurais sans doute jamais autant aimé Londres (grâce au foot et aux pubs aussi, j’avoue). Qui a passé un peu de temps au Dublin Castle à Camden comprendra : cet antre d’où est sortie cette folie, et plus tard une certaine Amy Winehouse, qui rendit régulièrement hommage à la geste Two Tone. Madness et Suggs, c’est l’Angleterre. Un patrimoine national. Un musée d’histoire vivante à eux seuls. À l’instar de Paul Weller, notamment.
Christophe Conte nous rappelle aussi qu’ils furent un grand groupe. Certes, le Ska Two Tone en est bien le point de départ, et en quelque sorte le pivot. Remercions l’immense providence de l’émergence simultanée de The Specials à Coventry et de Madness dans la capitale anglaise. Ils réinventèrent leur passion pour le ska dans la marmite punk (The Jam fit de même avec l’héritage Mod, de la Motown aux Kinks). Et ils s’en émancipèrent progressivement — les compositions plus pop de Madness demeurent trop mésestimées, tel Michael Caine. Suggs ira même à Liverpool, pendant une pause du groupe dans les années 80, produire The Farm et leur mythique Spartacus (1991), réapprenant à s’enjailler avec eux en gobant quelques pilules étranges.
The Specials et Madness surent se reconnaître frères. Suggs raconte ainsi dans le documentaire comment, après les avoir vus pour la première fois à Londres, Jerry Dammers finit par dormir sur le canapé du salon de sa mère, faute d’avoir su séduire une jeune fille locale avec ses dents manquantes. Toutefois, The Specials étaient dominés par deux égos (Terry Hall et Jerry Dammers), quand Madness demeura avant tout animé par un esprit de gang. Et un sens inné du théâtral. Il suffit de revoir la chorégraphie sur leur version de Swan Lake (une idée d’ailleurs puisée dans une précédente adaptation emblématique du skinhead reggae par les Montego Melon).
Avec quelques autres comparses (The Beat, The Selecter, etc.), ils firent danser une perfide Albion qui s’offrait à Margaret Thatcher et basculait dans la violence sociale (hooliganisme) et politique (montée de l’extrême droite). Une grosse partie du mouvement skinhead prenait alors un mauvais tournant, et Suggs s’étonne encore de ces boot boys qui lançaient des saluts nazis dans leurs concerts, au regard de ce qu’ils jouaient et représentaient. Il était, cela dit, bien placé pour le savoir, au vu de son amitié de jeunesse avec Ian Stuart Donaldson, leader de Skrewdriver, formation Oi! qui basculera dans le néo-nazisme.
Pour saisir cette période, s’impose toujours le visionnage de leur film Take It or Leave It. Mais surtout, je vous laisse consulter du documentaire de Christophe Conte en replay sur le site d’Arte.