Le rôle du studio a très vite évolué avec l’apparition de la musique enregistrée. D’un lieu conçu pour capter le mieux possible des instruments acoustiques, il est très vite devenu un outil à part entière pour magnifier le son et créer des textures impossibles autrement. D’un témoignage au plus proche de l’interprétation, l’enregistrement est devenu une œuvre à part entière avec sa propre dynamique. Les effets ont donc connu, à partir des années cinquante/soixante une trajectoire similaire, cherchant d’abord à imiter le réel puis à ouvrir le champ des possibles. Le delay est, avec la réverbération, l’un des effets les plus présents dans la musique populaire des cinquante dernières années. Inspiré d’un phénomène physique connu (1), l’écho que nous rencontrons à la montagne quand nous crions, l’homme a bien sûr cherché à reproduire ce phénomène à l’enregistrement. Ainsi, de nombreuses catégories de delay sont apparues en fonction des évolutions technologiques, mais aucune n’a réellement disparu, car chacune a sa propre couleur.
Avant le delay analogique
Comme souvent, les premiers à expérimenter avec le delay furent les compositeurs de musique contemporaine / concrète et notamment Pierre Schaeffer ou Karlheinz Stockhausen. Dans les années cinquante, le slapback delay devient un incontournable des disques de Rock & Roll et Rockabilly, notamment grâce aux productions de Sam Phillips (à partir de 1954, avec l’aide de deux Ampex 350) chez Sun et au guitariste Scooty Moore (associé pour l’éternité à Elvis). Nous pouvons par exemple l’entendre sur How high is the Moon de Les Paul (qui fut un des pionniers de la technique) et Mary Ford en 1951 et bien sûr chez Elvis, par exemple That’s Alright ou Blue Moon of Kentucky (1954). Au départ, la technique est plutôt rudimentaire : le producteur réinjecte le signal de l’enregistrement avec un léger décalage et un volume moindre grâce à l’aide de deux enregistreurs à bande. En 1953, Ray Butts développe un delay intégré à un ampli selon le même principe de bande décalée, l’Echosonic. Le second exemplaire atterrit dans les mains de Chet Atkins en 1954, Sam Phillips et Scotty Moore sont également clients.
Tape delay
Six ans plus tard, Mike Battle perfectionne le principe de l’écho à bande (tape echo / delay) avec une unité autonome, l’echoplex. Le concept reste toujours le même (réinjecter du signal avec un léger décalage), mais en bougeant la tête de lecture, il est désormais possible de choisir la fréquence du retard et donc avoir nettement plus de contrôle sur le rendu. La bande magnétique prend la forme d’une boucle (loop). L’effet devient alors un classique dans les années soixante /soixante dix et donne naissance à de nombreux autres échos à bandes telles que la série Space Echo de Roland notamment le RE-201 produit de 1974 à 1990 et certainement le plus réputé du genre. L’écho devient un ingrédient incontournable du dub et notamment des productions de King Tubby qui fabrique ses propres modules. Le producteur jamaïcain utilisent la console comme un instrument à part entière et réarrange complètement les morceaux reggae au point de les rendre uniques. Nous pouvons par exemple l’entendre sur Everybody Needs Dub. Le Tape Echo se prête aussi très bien au rock psychédélique comme en témoigne le chef d’oeuvre des Chambers Brothers, Time has Come Today paru en 1967 et dont la cloche prend une dimension épique grâce au delay. L’écho à bande est la norme des productions des années soixante / soixante dix. Très coloré, le signal est dégradé par la bande, en fonction de son état. L’utilisateur peut accélérer ou décélérer la vitesse de lecture pour raccourcir ou allonger la fréquence de répétition. Le mécanisme des tape delay est à la fois simplissime (dans son concept) et complexe (dans son maintien). Ils sont souvent fragiles et nécessitent beaucoup d’entretien, par conséquent les compagnies ont cherché des alternatives.
Bucket-Brigade Device
L’une des principales alternatives pour les guitaristes apparaît à la fin des années soixante dix sur le marché à travers des pédales, les delay dits BBD pour Bucket-Brigade Device (2). Si le composant discret qui permet ce type d’effet existe depuis 1969, il faut attendre la fin de la décennie suivante pour en avoir des applications pratiques et courantes dans le monde de la musique. Le nom en explique le principe : le signal est diffusé au fur et à mesure comme l’eau dans les seaux d’une chaîne humaine pour éteindre un feu. Pour prendre une autre analogie, nous pouvons imaginer une péniche (le son) passant à travers diverses écluses (les composants discrets). Le BBD constitue une révolution en terme de praticité et fiabilité par rapport à l’écho à bande, cependant sa sonorité est peut être un peu moins riche et plus sombre voir douce (3). Elle devient cependant très populaire sur les pédaliers des guitaristes à travers des modèles emblématiques comme le DM-2 de Boss (1981), l’AD9 d’Ibanez et surtout le Deluxe Memory Man d’Electro Harmonix (1976), peut être la pédale de delay la plus connue du marché ! Nous la retrouvons par exemple dans les enregistrements de U2 comme Sunday Bloody Sunday avant que The Edge ne se tourne vers les delays numériques qui seront sa véritable marque de fabrique. Le BBD aura d’autres applications dans la musique comme dans les chorus ou les flangers. Mais ceci est une autre histoire.
L’ère numérique
Si les delays BBD trouvent à la fin des années soixante dix les faveurs des guitaristes, en studio apparaissent les premiers racks d’effets numériques équipés de DSP, ces derniers vont révolutionner l’effet. Parmi les pionniers citons le H910 d’Eventide (harmonizer que nous avions mentionnés dans un précédent article et équipé aussi d’un delay) ou l’AMS DMX 15-80. Très cher, ils deviennent plus populaire au début des années quatre vingt grâce à des marques comme Lexicon (et son modèle très connu PCM-41 de 1980 que nous pouvons entendre en 1981 sur Non Stop Erotic Cabaret de Soft Cell !), Korg (SDD-3000) ou TC-Electronic (TC-2290) (4). Très vite, le delay numérique devient un terrain d’expérimentation pour les ingénieurs des compagnies qui rivalisent de créativité pour proposer des effets sonores s’éloignant de l’analogique (modification de la hauteur, renverser l’audio, etc). L’un des fleurons de cette époque est incontestablement le H3000 d’Eventide. L’effet Reverse Shift permet de créer des paysages sonores inédits avec un delay en modifiant la tonalité des répétitions, créant des sons vibrants et irréels. Les delays numériques permettent de dépasser les limitations inhérentes aux échos analogiques, notamment les durées de répétition (puisqu’il y n’a plus de dégradation à chaque répétition), ils ouvrent aussi la voie aux loopers. Boss (encore eux !) sort la première pédale de delay numérique en 1982 avec la DD-2, sa fille, la DD-3 devient un classique chez les guitaristes.
Delay en 2020
En 2020, les pédales analogiques BBD se vendent à coté des effets numériques et chaque technologie est appréciée pour sa couleur particulière. Comme le reste de la production d’instruments électroniques, le delay n’est pas passé à coté des révolutions informatiques et de la VA (5) donnant ainsi la possibilité aux musiciens d’avoir accès à d’excellentes émulations de tape echo et autres slapback sans avoir besoin d’investir dans de coûteuses machines à l’entretien difficile. Les puristes peuvent bien sûr se les procurer d’occasion à des prix relativement élevés. Parmi les modèles marquant depuis vingt ans, citons notamment le Line 6 DL4 qui a largement démocratisé l’émulation dans les Delay (et toujours en vente vingt ans plus tard) et plus récemment dans le haut de gamme, les algorithmes d’Eventide (TimeFactor) ou Strymon (TimeLine). Coté informatique, citons Soundtoys ou Valhalla dont les plug-ins font le bonheur des adeptes des STAN (6).
NOTES (1) la réflexion des ondes sur les parois, murs etc. À noter que la réverbération est aussi une manifestation du même phénomène physique sauf qu'à une réflexion/diffusion plutôt simple et longue elle substitue une multitude de diffusions/réflexions très courtes et complexes. (2) Il y a débat sur les faits de considérer les delays BBD comme analogique ou non. Le consensus est de les considérer comme tel mais pour les curieux nous vous recommandons la lecture de ce passionnant article sur le sujet. (3) les aigus sont filtrés pour ne pas augmenter le bruit de fond, par conséquent, chaque répétition semble plus étouffée que la précédente. (4) Pour The Edge, des rapides recherches amènent à penser qu'il s'agit de ces deux derniers modèles. (5) Virtual Analog, voir notre article sur le Microkorg (6) Station Audio Numérique ou Digital Audio Workstation en anglais, voir notre article sur l'Atari ST.