Jusqu’à présent, tout allait bien. Il y avait eu les prémisses prometteuses – Dear Hamlyn (2008). Puis était venu le temps de la consécration américaine, bientôt suivie de sa confirmation – Passerby (2014) et Sculptor (2018). Alors que cette belle trajectoire d’expansion progressive semble commencer à s’infléchir, il n’est malheureusement pas exclu que Dreamboat soit l’album dont personne ne songe à se préoccuper. Furtivement mise en ligne dans les méandres d’un automne très gris, publiée quasiment à compte d’auteur en dehors du catalogue Sub Pop, cette quatrième œuvre majeure du couple australien, immigré à Brooklyn puis récemment revenu se calfeutrer du côté de Melbourne – pandémie oblige – pour la première fois depuis dix ans, mérite tout autant que les précédentes d’être saluée à sa juste et grande valeur.
Fidèles au projet esthétique initiée dès leur rencontre, Zoe Randell et Steve Hassett y inventent sans cesse de nouvelles façons d’enrichir et de densifier les trames folk minimalistes sur lesquelles s’édifient leurs chansons en forme. Dans ces haikus musicaux, la sobriété est de mise pour mieux restituer, souvent, le tumulte imperceptible de la rêverie et le surgissement soudain de la pensée consciente. Les intitulés en témoignent – Dreaming, Daydream Pt.II : les méditations sont souvent psalmodiées dans un état de demi-conscience, perméable au monde tout autant qu’aux états d’âme, et où s’entremêlent les images naturalistes et l’expression subjective des émotions. Droite et paisible, dépourvue de toute affectation ouvertement travaillée, la voix de Randell y trace son chemin comme un guide, attentif et rassurant. Face aux doutes et aux dangers, c’est elle qui rassérène en estompant le sens des mots hostiles grâce à la répétition qui métamorphose la menace en mantra – Just ahead for you and me sur Dreaming, Out beyond, where the sun knows no time sur Out Beyond.
On la suit d’autant plus volontiers que les décors instrumentaux – étonnamment diversifiés – dans lesquels se déroule son périple regorgent de détails inventifs et subtils qui constituent une caisse de résonance adéquate aux nuances de chaque chanson. Alors qu’il semble désormais de bon ton, dans les milieux autorisés, d’afficher le plus profond mépris pour The National et tout ce qui l’entoure, on ne peut que saluer ici la contribution discrète et pertinente d’Aaron Dessner – voisin et collaborateur du couple à Brooklyn puis à Berlin – à des arrangements qui contribuent amplement à la diversité du parcours : les pulsations électroniques qui animent Emerald City – comme un battement sanguin ou un coup répété par un intrus sur une porte close, on l’ignore jusqu’au bout – et y intensifient l’évocation de la claustrophobie urbaine ; le clavier profond et les échos presque gospel placés sur les voix qui confère sa solennité à The Screw Ups (PT. 1) ou encore les divagations surprenantes d’un saxophone ténor qui transpercent Out Beyond et qui, en introduisant dans cette balade simple un peu de ce qu’elle n’est pas, matérialisent presque la réalité de cet au-delà fantasmé et craint. Il serait bien dommage de ne pas prendre le temps de le contempler.