L’Rain, Fatigue (Mexican Summer)

Inouï.

En écoutant Fatigue, second album de Taja Cheek – qui a choisi l’alias L’Rain en hommage à sa mère Lorraine, morte lors de l’enregistrement de son premier disque –, on a l’occasion d’éprouver ce qu’est l’inouï. Rien n’est impossible, les sons sont des sons, les chansons sont des chansons, pourtant on n’a jamais rien entendu de pareil.

C’est normal, c’est un disque.

Ce devrait être normal, c’est un disque.

Ce n’est pas grave, c’est un disque. Toutes les plages de Fatigue sont titrées par deux mots monosyllabiques, deux syllabes donc, qui forment finalement un étrange poème. Vous pouvez le lire sur votre plate-forme de streaming habituelle avant même de cliquer sur « Play ». Vous pouvez ensuite commencer l’écoute : les plages alternent de courtes parenthèses sonores d’une vingtaine de secondes et des chansons de quelques minutes, pas bien longues, le disque lui-même n’est pas-bien-long, mais on ne perçoit pas un genre d’exploit ni de sport, pas de ci ou de ça, pas de contrainte, du moins pas de concept : une inspiration, simplement, comme une mise en ondes de ce qui passionne Taja Cheek et qu’elle désigne par le difficilement traduisible « songness » – ce qui est chanson – vous me voyez venir – toujours la même histoire – comme toute histoire.

Comme un conducteur d’émission de radio, aussi.

Une émission de rêve, très réelle.

Une émission de chansons.

Ce serait donc ça, un disque ?

Qu’y entend-on ? De l’inouï, mais d’un style particulier, qui alterne field recordings et bouts de démos crades – Cheek confesse une mémoire déplorable, et enregistre donc beaucoup, tout le temps – avec des merveilles ambient ou orchestrales ou les deux, chansons pop à mesures composées et à aventures harmoniques, boucles gospel et réverbérations qui évoquent, pourquoi pas, Pauline Oliveros – que des évidences à mélodies apparentes ou cachées – un style aussi particulier, aussi éclaté, aussi évident que les collages wilsoniens – collages qui ont commencé bien avant Pet Sounds, qui ont continué bien après – une bonne chanson ne consiste-t-elle pas toujours à coller un truc à un autre pour finalement oublier qu’ils étaient supposés être différents, distincts ?

Qu’ils étaient crus différents, distincts ?

Et que, en réalité, non ?

Autre réalité : « fatigue » est pour dire le soin, la difficulté du soin, la difficulté de la résilience. Et leur nécessité. Leur force. Leur caractère inéluctable. Tout en mêlant donc pop, noise, jazz, soul, parmi des dizaines d’autres styles musicaux « existants » et « non existants », dans une embrassade calme du changement permanent. En ce sens, à l’époque que tentent de s’accaparer les bullies de cour d’école, Fatigue est un disque profondément, finement, puissamment politique, et poétique, et beau.

Ce n’est pas du sport, ce n’est pas un exploit, simplement l’une des œuvres les plus sincères, inspirées et donc inspirantes de l’année.


Fatigue par L’Rain est disponible chez Mexican Summer.

Pour aller plus loin, ou pour commencer en douceur : la présentation live de deux chansons sur KEXP est à regarder absolument. Il s’y passe une chose ou deux, on pense à Julia Holter parfois, le plus souvent on ne pense à rien.

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