En 1974, dans The True Wheel, Brian Eno chantait : « We are the 801 / We are the central shaft / Looking for a certain ratio / Someone must have left it underneath the carpet / Looking up and down the radio… » Quatre ans plus tard, quatre petits gars de Manchester, « four slim boys » – Simon Topping, Peter Terrell, Jez Kerr et Martin Moscrop – s’inspirent de cette chanson pour le nom de leur groupe et s’en vont écumer la scène mancunienne en shorts et chemises militaires, partageant notamment une salle de répétition avec Joy Division à l’arrière du cinéma Rialto à Salford.
En 1979, All Night Party paraît chez le désormais mythique label Factory Records. Premier single pour le groupe, première signature pour la maison mancunienne. Quarante ans plus tard, un an après avoir réédité tous les albums du groupe et réalisé une nouvelle compilation, un autre label indépendant mythique, Mute, décide de célébrer l’anniversaire de A Certain Ratio en sortant un beau gros coffret, ACR:BOX, compilant des singles – on notera la préférence accordée à la version 1994 de Shack Up (remixé alors par Electronic) à celle fondatrice de 1980 –, des faces B, des versions alternatives et des inédits, dont cette incroyable reprise de leurs contemporains américains de Talking Heads, Houses In Motion, destiné au début des années 1980 à un album enregistré avec Grace Jones, disque qui ne verra finalement jamais le jour.
D’ailleurs, il faudrait faire un livre pour relater la carrière hors normes de ce groupe qui a vu une toute débutante nommée Madonna assurer sa première partie à la Danceteria de New York, a eu comme managers les géniaux Anthony Wilson, puis Rob Gretton, a marié le punk et funk et n’a cessé de nous offrir le brulant et le glacial, le dansant et le torturé, le sensuel et le décharné, tout cela emballé dans un groove imparable – et qui n’a pas hésité à coller sur les 1000 premiers exemplaires de leur single The Thin Boys un sticker “special limited edition on poor quality vinyl”.
Aujourd’hui, beaucoup de groupes des années 1980 continuent ou recommencent à tourner, en se contentant de faire le job, avec des concerts impeccables mais bien souvent lisses. Les musiciens actuels de ACR – Jeremy Kerr, Denise Johnson, Martin Moscrop, Donald Johnson, Tony Quigley et Matt Steele – ont eux conservé une passion intacte et balancent toujours des shows intenses et jubilatoires.
En 1982, le bassiste et chanteur Jez Kerr racontait l’anecdote suivante : » Je me souviens d’avoir vu un groupe de samba à Washington Square lors de notre second voyage à NYC, et nous sommes allés au siège de Latin Percussion à New Jersey et avons acheté un tas de percussions. On n’a jamais fait de sur place, on cherchait tout le temps à faire évoluer notre son, et ces nouveaux instruments et influences nous guidaient vers l’avant. » Tout est dit.
Section26 : Beaucoup de groupes qui ont démarré à l’époque et jouent toujours font parfois juste le minimum sur scène, mais vous êtes toujours aussi passionnés, comment faites-vous?
Martin : Le groupe a évolué au fil des années et a traversé beaucoup de différents styles musicaux, du punk au funk à la musique latine, jusqu’à la pop… et c’est la recherche et la découverte de nouvelles choses qui font que c’est toujours aussi excitant pour nous. En concert, on y met tout ce qu’on peut y mettre, et l’énergie qui traverse la scène surprend toujours les gens.
Comment vous êtes-vous retrouvés sur Mute avec ce boxset de singles et de raretés ?
Martin : Mute voulait un boxset dès le départ, mais ça nous a pris du temps pour regrouper et assembler tous les masters, écouter des morceaux que nous ne nous souvenions plus avoir écrits et enregistrés, des démos, des titres qui n’étaient pas sortis… A l’origine, il devait y avoir cinq disques, mais il y en finalement eu sept. Nous avons déterré les enregistrements de Houses In Motion pour Grace Jones, c’était très excitant parce qu’on ne les avait pas entendus depuis près de quarante ans !
Une des autres surprises était de trouver les huit morceaux démo pour notre album Force, entregistré par notre ami, le regretté Stuart James.
Quelle est l’histoire derrière ce disque qui n’a pas abouti avec Grace Jones ? Cet album aurait pu changer le cours de l’histoire du groupe ?
Martin : C’était une idée de Tony Wilson, qu’il avait planifiée avec un A&R de Island Records. Grace Jones venait tout juste de faire une cover d’un morceau de Joy Division, She’s Lost Control, donc je suppose que ça a aidé à aiguiller l’idée dans ce sens. Nous venions d’entregistrer Houses in Motion et And Then Again à Strawberry Studios avec Martin Hannett. Grace Jones est venue nous rendre visite au studio pour écouter les enregistrements, et elle a adoré le groupe, et en particulier nos coupes de cheveux. L’idée était d’aller aux Barbades et faire un album avec elle. L’histoire, c’est que lorsque Chris Blackwell, propriétaire d’Island Records et aussi son producteur a découvert le projet, il l’a stoppé. C’était le seul à poouvoir produire Grace Jones, et pas Martin Hannett.
Se trouver à un autre endroit à un autre moment peut changer le cours de l’histoire, donc bien sûr que cela aurait pu changer notre destin. Mais je suis très heureux que cela se soit passé ainsi, parce que nous sommes toujours là quarante ans après notre première sortie sur Factory Records.
Jez : Oui, mais ça aurait pu être pas mal d’enregistrer à Compass Point !
Qu’est ce qui vous a décidés à inclure la version de 1994 de Shack Up, celle remixée par Bernard Sumner et Johnny Marr sous leur alias Electronic ? Elle est excellente mais la première version était définitivement l’acte de naissance du punk funk, non ?
Martin : Le remix de Shack Up est venu alors que nous avions réédité notre back catalogue via Creation Records. Une des idées était alors de sortir un album de remixes nommé Looking for A Certain Ratio et demander à des artistes de retravailler leurs morceaux préférés de A Certain Ratio. Johnny et Bernard qui formaient alors Electronic ont choisi Shack Up. Do The Du est sorti un an avant Shack Up, donc on pourrait dire que c’est plutôt celui-ci, l’acte de naissance du punk funk. Mais il y avait d’autres groupes qui faisaient des choses similaires aux nôtres à cette époque, et parfois même avant, comme The Pop Group, James Chance and the Contortions…. Donc je ne suis pas certain qu’on ait inventé quoi que se soit, en tous cas Shack Up a fait que les gens y ont prêté l’oreille.
Peux-tu nous parler des rapports que vous aviez entre différents groupes à cette période ?
Martin : Il y avait une excellente camaraderie entre les groupes à l’époque, et particulièrement entre ceux signés sur Factory. On avait l’habitude de faire un certain nombre de concerts ensemble en tant que groupes du même label, et on s’observait les uns les autres grandit en tant que groupes. A Certain Ratio était le groupe préféré de Ian Curtis, et quand on a posé la question à Stephen Morris au moment où il répondait à des questions sur la sortie de son livre, il nous a mentionnés aussi. On était vraiment bons amis avec tous ces groupes du nord-ouest.
Quand on parle d’ACR et de vos albums, on mentionne souvent les premiers, mais ne penses-tu pas qu’un disque comme Up In Downsville (Robs Records, 1992) est un classique oublié ?
Martin : Content que tu aimes Up in Downsville car c’est un de mes albums préférés avec ACR:MCR. Le disque comprend la plupart des enregistrements que nous avions fait pour A&M Records mais nous étions en désaccord, et heureusement Rob Gretton, le manager de New Order, il nous a donné la chance de signer sur Robs Records. Le disque n’aurait pas pu être sorti sur un meilleur label, celui d’un de nos amis de toujours et mentor. On a de la chance que ça se soit passé comme ça, tout arrive pour une raison et pour la meilleure.
Jez : Je ne sais pas s’il est perdu, ou si c’est un classique. Mais c’est un bon album, notre premier sur Robs Records. Il a le bon nombre de titres, et l’écouter du début à la fin est la meilleure façon de l’apprécier !
Comment est venue l’idée d’incorporer des arrangements jazz à vos compositions, et est-ce que vous aviez envie d’alléger votre musique, dans un sens ?
Jez : Je pense que tu te réfères à Sextet (Factory Records, 1982). Nous étions influencés par les percussions (The Last Poets), la musique brésilienne (Azymuth, Airto Moreira) le jazz (Miles Davis). On avait acheté un tas de percussions et on a eu envie d’émuler la musique qu’on écoutait. J ene suis pas sur qu’il y avait vraiment des arrangements, je pense juste qu’on était tellement impliqués dans le groupe qu’on avait peur de rien, et qu’on a créé une musique ou tout était possible… Je pense que Sextet est le résultat de cela.
Martin : On a découvert et aimé beaucoup de différents types de musique à un rythme assez soutenu. On apprenait à jouer de nos propres instruments, et aussi de nouveaux instruments, et on écoutait beaucoup de jazz funk et de musique latine au début des années 80, donc on a naturellement eu envie de jouer ces genres de musique-là. Ce qui sortait de l’autre côté était toutefois assez différent de ce que nous écoutions. La presse nous avait épinglés à l’époque de la sortie de notre album I’d Like to See You Again (Factory Records, 1982) parce qu’il était trop influencé par le jazz et la musique latine. Mais lorsqu’il a été réédité bien plus tard sur Soul Jazz, il a eu des critiques dithyrambiques, qui disaient qu’il était très en avance sur son temps…
Vos managers ont été Tony Wilson et Rob Gretton : quelles étaient les différences essentielles entre ces deux visionnaires de génie ?
Jez : Tony parlait beaucoup, Rob non. Et ça semblait fonctionner. On ne pouvait pas arrêter Tony, il pouvait te vendre une idée et repeindre l’univers de façon plutôt convaincante pendant le temps qu’il te fallait pour fumer une clope. Rob se pointait à la fin et tranchait sur le fond du problème. Tous les deux était très inspirants et manquent énormément.
Jez, tu disais à propos de Funaezekea : « Pour moi, ce morceau capture la beauté des ciels gris de Manchester ». Est-ce que tu penses que A Certain Ratio aurait pu exister dans une autre ville que Manchester?
Jez : Oui, je pense, il y a plein de très bons groupes qui viennent de villes du nord-ouest. Je pense que l’isolation dans une petite ville permet d’une certaine manière de grandir dans l’ombre avant d’être ébloui par la lumière. Mais je pense que le climat de Manchester, le côté sombre de ses bâtiments, et le fait de vivre dans le quartier de Hulme est tangible dans notre musique à ce moment-là.
Si l’histoire s’était passée autrement, ce serait le quarantième anniversaire de Factory Records. Quel est votre meilleur et votre pire souvenir avec eux?
Jez : La plupart des souvenirs que j’ai avec Factory, même les pires, sont emplis de tendresse.
Martin : Travailler avec Tony Wilson, Alan Erasmus, Rob Gretton, Martin Hannett, Peter Saville et tous les artistes Factory était le meilleur de notre collaboration avec Factory. C’était comme une grande famille.
Est-ce qu’il y a une chose que vous auriez aimé faire différemment le long de votre parcours avec A Certain Ratio ?
Jez : Utiliser une caméra, ou un appareil photo.
Martin : Je suis heureux avec tout ce qu’on a fait, mais j’aurais vraiment aimé qu’on puisse garder notre ancien matériel qui est désormais vintage et qui vaut une fortune. Le Hohner D6 Clavinet, notre ancien vocoder et plein d’autres machines qui faisaient des sons géniaux.