Lisa Germano, Geek the Girl (1994, 4AD)

Salut ! C’est l’histoire de Geek la fille, une fille qui ne ne sait pas comment être sexuée et cool mais qui découvre qu’elle n’est pas cool et qu’elle est tout le temps exploitée sexuellement, qui en devient malade et préfère laisser tomber mais qui finalement essaie encore de croire en quelque chose de beau et rêve encore d’aimer un homme dans l’espoir qu’il pourra la sauver de sa vie merdique… Ah ah ah, quelle geek !

(in Notes de pochette de Geek the Girl.)

C’est une histoire américaine, et c’est une histoire universelle. Telle elle nous échappe, si nous décidons de nous tenir à un côté des choses, à un côté d’un océan. Mais pour pouvoir traverser un océan, encore faut-il le voir, et savoir que nous ne savons pas.

Comment peut-on savoir ce que cela veut dire de naître dans une famille de musiciens – Rocco et Betty Germano – musiciens et enseignants – lui, né en Italie, immigré économique enfantin tellement doué pour le violon qu’il finit par fréquenter des pupitres aussi prestigieux que ceux du Chicago ? Je ne le sais pas, je ne l’ai pas vécu, je l’ai lu souvent. Est-ce que ça “veut dire” quelque chose ? Est-ce que ça fait quelque chose ? C’est un événement, c’est là, et on ne sait pas – enfin – je ne sais pas. D’autres savent, ils l’ont vécu, d’autres pensent savoir, ils supposent.

Je peux envisager le non-savoir, et laisser l’insu en pause, en paix, non dit.

Lisa Germano
Lisa Germano

Comment peut-on savoir ce que ça fait de naître à Mishawaka, dans l’État de l’Indiana ? C’est une ville qui en 1958, année de la naissance de Lisa Germano, est d’abord industrielle mais petite, rurale. Vous savez “ce que ça fait” de naître aux États-Unis, dans les années 1950, dans une ville industrielle mais petite, rurale ?

Moi, non. J’ai bien aperçu des livres, des films, des disques qui racontent ça, des paquets même, des passionnants et d’autres qui le sont moins. Je peux avoir idée et connaissance d’enchaînements et de causes de choses et d’autres selon les méthodes historiques, sociologiques, géographiques, économiques. Mais de là à savoir “ce que ça fait” de naître à Mishawaka ou dans l’une des milliers de villes équivalentes et non équivalentes ? Non. Pas de savoir. Je ne peux que me souvenir de ces témoignages lus, vus, entendus, en garder mémoire, en garder trace. Et respecter qui transmet ainsi sa mémoire la plus sincère avec sa confiance en celui ou celle qui va la recevoir.

Et lire comme je lis Marina Tsvetaïeva, comme je lis James Baldwin, comme je lis Philippe Jaccottet : tout proche, tout ailleurs, tout ici.

Et suspendre pour un temps ma prétention à savoir au-delà de ce que je peux connaître.

Pourtant, il y a quelque chose, derrière. Mais on ne peut le concevoir qu’en n’oubliant pas l’existence des océans, visibles et invisibles. Ils sont en nombre infini. Et tous, les visibles comme les invisibles, apparaissent et disparaissent.

Parce que bien sûr les traces ainsi découvertes résonnent avec d’autres traces, les nôtres, qu’elles informent, colorent, parfois jusqu’à nous en sauver.

Il y a ce qui tremble, les mots qui tremblent tellement que quand on essaie de les dire, de les redire, ils tombent toujours un peu – parce qu’ils tremblent – parce que ce sont des mots qui débordent des mots eux-mêmes, d’où le mouvement, d’où le tremblement qu’on ne peut tenir dans une description, dans un compte rendu, dans la main – la musique tremble aussi – ça tremble aussi dans la musique.

Celle de Lisa Germano est de cette trempe-là.

*

Comment peut-on savoir ce que ça fait de naître fille, de naître Lisa Germano, quand on est garçon ?

On ne sait pas. Et d’abord on se tait, toujours, on écoute, et après seulement, le plus humblement, si l’on peut, si l’on veut, si l’on est ému par ce qu’elle veut bien dire, transmettre, laisser, et si l’on aperçoit le moment, alors on transmet à son tour d’une façon la moins inadéquate possible, sans déborder, sans colorer, sans distordre, sans expliquer à la place. Tout ce que l’on pourrait dire ou écrire d’autre ressortirait de l’imagination – qui peut être belle – qui reste de l’ordre des idées que l’on (se) fait.

On peut aussi – dire ce que ça fait trembler en nous.

Le plus simple demeure : offrir ses disques, tel disque, à telle personne, à tel moment, si l’on y pense – sauf que – certains disques ne sont pas simples, parce qu’ils ne peuvent pas l’être. C’est cabossé, on est enthousiaste pourtant parce que c’est beau et que voilà, le monde – vois là le monde – mais on se sent face à une montagne.

Certains disques sont d’autant plus beaux, qu’ils peuvent être difficiles à écouter.

Il y a tellement de matière.

On a peur.

Raison de plus.

Geek the Girl.

*

Lisa Germano, comme ses cinq frères et sœurs, est emmenée dès son plus jeune âge dans la pièce de musique familiale par ses parents pour y choisir l’instrument de son choix, un choix crucial : elle devra l’étudier selon un cursus classique jusqu’à l’âge de dix-huit ans. C’est un moyen pour eux de transmettre non seulement l’art de la musique, mais aussi l’autodiscipline et l’habitude de la solitude, indispensables face aux heures d’exercice, et formatrices. Ce sera leur seule exigence, et ce sera le violon pour Lisa, qu’elle accompagne spontanément d’une palanquée d’autres instruments. Les biographies les plus courtes mentionnent toute l’anecdote : elle compose à l’âge de sept ans un opéra d’un quart d’heure, un quart d’heure de narration enfantine. Elle est douée.

Le classique par les parents, mais aussi le folklore italien et les disques de la fratrie, James Taylor, Dan Fogelberg, Beatles, Janis Joplin, et cette langue infinie du Midwest qu’elle pratique dès ses seize ans dans les bars en compagnie de groupes locaux, qui part de et revient au bluegrass, aux détours rock ou country. Puis elle se marie à vingt ans, cesse de jouer, travaille dans une boulangerie, développe une grave dépression, cela dans un ordre sur lequel les sources discordent. Mais qui toutes font de cette période un moment fondateur : Germano s’en sort grâce à une thérapie et retrouve le chemin des clubs, et finit par divorcer.

Elle joue un soir devant un autre musicien formé en Indiana, Kenny Aronoff. Qui est alors depuis des années, et pour encore de nombreuses autres, le batteur attitré de John “Cougar” Mellencamp, en train de devenir le plus populaire des chanteurs rock du Midwest – lui aussi est de l’Indiana – il va bientôt laisser tomber le “Cougar” dont l’a affublé son premier manager, Tony DeFries, manager historique de David Bowie bloqué sur les surnoms. Mellencamp a un morceau qui attend une partie de violon, il demande à Aronoff s’il a quelqu’un sous le coude, ce dernier a sympathisé avec Germano, ne connaît qu’elle et l’appelle. Qui vient, convainc, et se voit proposé dans la semaine de rejoindre le groupe de Mellencamp, une opportunité invraisemblable.

Créateur avec Willie Nelson et Neil Young du Farm Aid, un concert caritatif annuel en aide aux agriculteurs américains paupérisés, Mellencamp incarne un pendant rural de Springsteen l’urbain, tout aussi clinquant pour nos oreilles post-punk, tout aussi drastiquement de gauche dans un pays où les cols bleus que les deux défendent, et dont ils sont, réellement, de fidèles porte-voix, le sont peu. Mellencamp explose ces années-là, et Germano intègre ce qui devient de l’avis des fans le meilleur backing band du chanteur, visitant toutes les scènes du pays, y compris les plus grandes. Avec cette exposition, elle commence également les séances de studio, du mainstream – U2, Simple Minds – au plus engageant – dBs, Indigo Girls.

Deux albums, deux tournées, des centaines de dates, des télévisions, des séances. Germano s’envisage comme musicienne, mieux, elle envisage une expression plus personnelle, elle envisage sa propre musique, et c’est un disque qui l’éveille à cette évidence – Hounds of Love de Kate Bush (1985).

Il s’agit de s’y mettre.

Elle rentre à Bloomington, ville universitaire de l’Indiana où elle réside alors, et découvre qu’il n’y a aucun message sur son répondeur téléphonique. Hors galaxie Mellencamp, qui l’encourage pourtant à composer – les deux s’entendent bien – parce qu’ils baignent dans le même substrat dépressif, sourit-elle –, tout est à faire. Ne gagnant pas assez d’argent avec la musique, elle prend un poste de serveuse afin de travailler sereinement à ce qui pourrait être son premier album, dont elle envoie les maquettes partout. Et qui partout sont rejetées. Et qu’elle finalise donc seule, sur ses économies, pour une sortie limitée aux environs d’Indianapolis.

On the Way Down from the Moon Palace se trouve à de calmes milliers de kilomètres de l’idée que l’on pouvait se faire du disque de “la joueuse de fiddle de Mellencamp” : le violon demeure au service des chansons, à peine virtuose, et à égalité avec tous les autres instruments, et bien plus voyageur – contemporain – oriental. On respire mieux qu’agréablement grâce au chant doux voire laid-back sans toutefois être bouleversé : le disque manque parfois de direction et ses qualités à l’écoute sont aussi ses légers défauts.

Reste Riding my Bike qui déjà est, un peu plus, là. Et la guitare, dont Germano joue sans fioriture. Et plein d’autres traces de ce qui sera et que l’on retrouve, à rebours, depuis notre siècle.

Capitol n’a pas voulu de ce disque mais veut le prochain, hésite sur l’étiquette, “une Kate Bush” ou “une Suzanne Vega”, une valise ou une autre pour “une fille douée à l’univers excentrique”, ou toute litote qui dira l’absence de tube en espérant le bouche à oreille.

Ce sera Happiness – l’album resserre le jeu, mais Capitol veut tout de même un tube, impose de muscler les arrangements sur une version single de You Make Me Want to Wear Dresses, pourtant déjà bien charpenté.

Les paroles disent mieux que l’anecdote filée, et le destin de la chanson est d’autant plus ironique que son sens est parfaitement illustré par le cynisme de la démarche de Capitol qui n’insiste pas et la lâche en quelques mois à 4AD qui la guette, qui sort d’abord un EP, Inconsiderate Bitch, puis ressort Happiness en appuyant la patte indie du son, selon son cahier des charges éprouvé. You Make Me… devient sur le EP puis le disque The Dresses Song, dans une version remise au goût du jour indie.

La pochette de Capitol disait son approche du marketing et est péniblement datée, celle de 4AD est de Vaughan Oliver, et donc interchangeable, et donc, depuis notre siècle encore, tout aussi datée.

Quelques batteries – le fidèle Aronoff – cognent parfois derrière des chansons majoritairement, calmement folks, calmement éthérées par le producteur Malcolm Burn – qui a travaillé auparavant avec Bob Dylan période Daniel Lanois, qui travaillera plus tard avec Giant Sand –, et qui toutes racontent une histoire, la même, celle d’elle au pays d’il, celle d’elle qui se cogne à être je, celle des situations impossibles que l’on se crée parce qu’il est impossible de se créer des situations autres qu’impossibles, celle qui porte parfois le titre de joie et parfois celui de dépression, celle qui dit les empêchements. Le chant épargne cris et surprises, comme requis quand on dénude ainsi les sentiments : chaque ligne des paroles évoque une émotion notée mentalement sans filtre, retranscrite, apposée de façon à ce que ça tremble.

Ça tremble.

Si les chansons sont irréprochables, rocks, folks, ballades dégraissés avec quelques moments encore au-dessus, au loin, ailleurs ou ici, la production pèse parfois par son intention quasi permanente. On a les oreilles un peu remplies.

Ce sont les années 1990, c’est 1994.

On rêve de débarrasser la table de tous les couverts inutilement maculés, de toutes les papattes des bonhommes, pour pouvoir écouter sans décor les chansons et la personne qui les chante.

*

4AD n’attend pas grand-chose de la ressortie de Happiness, envisageant surtout un futur éblouissant : un successeur à la folie commerciale Breeders par une artiste solo écrivant des chansons aussi dingues que celles de Kim Deal, avec une aura évoquant par son ampleur musicale Dead Can Dance. Ivo-Watts Russell l’assure de son soutien et lui garantit une liberté artistique totale.

Les astres s’alignent : pour fêter cette liberté, Germano enregistre un disque claustrophobe, sans l’ombre d’un single et dont l’une des chansons est insoutenable.

Geek the Girl, l’histoire de Geek la fille vouée à l’obsession, la fille qui va jusqu’au bout du dépit sous nos yeux.

Une histoire d’entre les océans qui parle à quiconque l’écoute.

Une histoire qui commence par une ritournelle sicilienne, “pour ajouter un peu de légèreté”.

Avant la première chanson.

I don’t know much about power

I’ve never learned that.

Deux pistes de guitare, la voix, un slowcore, “et pendant ce temps-là, je vais en apprendre sur le mal”, My Secret Reason. Il n’est pas aisé d’imaginer avoir la foi au pays des hommes malgré leurs grands cris, mais il semble qu’il serait bien temps de “dire une petite prière, même si on ne sait pas grand-chose sur Jésus”, parce que, oui, l’horizon et ce qui s’y déroule n’invitent pas à l’optimisme.

Ce n’est même pas une question d’optimisme. C’est que – c’est déjà là – depuis si longtemps – ça paraît inextricable. Que sait-on ? Que l’on souffre.

Germano a enregistré seule chez elle l’essentiel des pistes avant de demander à Burn et à Aronoff un coup de main, mais les deux savent entendre le disque et se contentent de polir le minimum d’angles, laissant l’évidence être.

Trouble s’écoule, douce ballade qui avance fermement au piano, avant la chanson-titre :

Oh, Oh, I’m not too cool.

Ça pourrait dans un autre univers, dans un autre ordre – celui de Beck ou de Butch Vig –, devenir une chanson un peu ironique ou mordante, sans l’ombre du moindre danger, du moindre doute, avec mélodie parfaite, c’est dans le nôtre et sans détour la chanson de la violence intériorisée – qui est cool, qui ne l’est pas, “cours, cours” –, no fun total – le bullying ne commence pas et ne s’arrête pas avec la baffe – la violence précède, la violence demeure, dans les interactions, dans les espoirs.

Angry and dumb, dominate.

Être cette fille. Être la fille. Être une fille.

Derrière, Just Geek vierge de paroles et de voix laisse un peu de vapeur s’échapper par la fleur de la peau, à peine de quoi reprendre son souffle, à peine de quoi replonger – dans quoi ? Ça a un nom ?

They say she got just what she wanted.

Ça vous dit quelque chose ? Vous avez déjà entendu ça ? Vous vous êtes déjà entendu le dire ? C’est une histoire commune pourtant, et pourquoi ? Avoir trop peur de partir.

C’est l’histoire dite dans Cry Wolf, ses arpèges de guitare, son chant en falsetto, ses flûtes : Love is weird.

You should have known better

It’s all your fault

Didn’t they tell you?

On n’a pas encore trouvé de traduction satisfaisante pour shaming. Ça viendra, un jour.

*

Il est difficile d’évoquer la plage suivante sans recommander de ne l’écouter qu’en connaissance de cause, et en sachant qu’il s’agit d’une expérience pénible que personne n’est tenu de s’infliger.

Germano a plaqué sur …A Psychopath l’enregistrement d’un appel reçu par la police de la part d’une femme, Karen, suivie par un inconnu jusqu’à son domicile. Karen est paniquée, supplie à l’aide, hurle, jusqu’à ce que la communication soit coupée. L’agent peine à prendre conscience de la situation. L’enregistrement, que la musicienne découvre dans un documentaire et dont elle obtient la permission de reproduction auprès de l’association d’aide aux victimes qui en gère les droits, est le dernier de Karen vivante : son agresseur, après la fin de la communication, la viole et la tue. La police s’est déplacée trop tard.

La chanson en miroir sonne comme une berçeuse bancale évoquant la propre expérience de Germano aux prises avec un stalker au cours des années Mellencamp, les angoisses, les terreurs. La non-paix.

Les nuits suivant le mixage de cette chanson, la musicienne dort chez des amis.

La piste est conclue par un retour de la ritournelle sicilienne.

“Un peu de légèreté.”

Et pourquoi avoir enregistré cette chanson ? Il fallait bien que quelqu’un le fasse.

*

Après Sexy Little Girl Princess, ombre qui ne peut être rien d’autre qu’une ombre, et Phantom Love, instrumentale, le slowcore monument Cancer of Everything propose un compte rendu de la façon dont Geek se maintient dans la dépression afin de s’attester, en se caricaturant d’une voix geignarde, “I’m not going well”, “C’est sûr que ça marche pour moi/Et c’est une chanson joyeuse”, et ainsi de suite, les cercles forment des cercles, ils ne sont pas de sa faute, ils sont son œuvre.

C’est la chanson qui dit le début d’autre chose, pas quelque chose de simple, pas quelque chose d’univoque, quelque chose. C’est là, ça dit, ça se dit. Un autre moment.

Ce que A Guy like You décrit d’une autre façon – l’attestation – les attestations.

Même dans la plus foireuse et médiocre des relations, s’attester, donc s’accepter.

Et de même dans le désespoir métaphysique de …Of Love and Colors écho de My Secret Reason, la lumière est créée par le tunnel lui-même, la mélodie s’ouvre, le motif lancinant du violon s’interrompt parfois et par son absence crée la possibilité du reste.

C’est un enseignement.

Enfin Stars, un rock noyé de tremolo, conclut : rémission.

Le disque a une fin.

La souffrance est là. Elle reviendra. Elle pourra, de nouveau, passer, si l’on s’emploie. Le disque est conçu comme un plan, il est voulu et conçu thérapeutique, certains critiques envisagent même son contenu comme spirituel.

C’est un disque venu de Mishawaka et parfaitement particulier, et parfaitement universel.

*

4AD rêve de faire de cette dernière chanson lumineuse un single, mais elle ne fonctionne pas sans les autres, comme une joie peut se trouver incomplète sans mémoire ou conscience des braises qu’elle éteint. 4AD rêve de traduire le succès critique du disque en ventes, cependant la critique est unanime : le disque, splendide, est d’une écoute bouleversante, difficile, et aucune chanson n’est diffusable en radio.

Germano, consciente de créer une musique peu commerciale, soucieuse de son impact thérapeutique, apprécie les efforts du label pour la diffuser le plus largement possible, des efforts qui s’effritent pourtant vite : 4AD sort l’album suivant, Excerpts from a Love Circus, qui poursuit dans une veine similaire en moins implacable, mais refuse celui enregistré à la même période avec Giant Sand sous le nom d’OP8. Slush sort donc chez Thirsty Ear et obtient un succès ironique, MTV leur ouvrant le plateau d’Alternative Nation.

Ce n’est pas le meilleur Giant Sand, ce n’est pas le meilleur Germano, c’est tout de même très beau.

Un autre disque sort chez 4AD, intitulé Slide, qui ne se vend pas mieux.

Elle répète avec les Smashing Pumpkins pour une grosse tournée, courtisée par Billy Corgan, puis virée la veille du premier concert sans explication. C’est le tour-manager qui lui annonce. Elle est presque soulagée.

Elle tourne un peu avec Eels. Les années 1990 touchent à leur fin et Lisa Germano n’a plus de label. Aligner des chefs-d’œuvre ne suffit pas, alors elle collabore à un autre, Heathen de David Bowie.

Elle quitte l’Indiana pour la Californie, travaille dans une librairie, renonce à la musique, ou du moins à une carrière solo, sort néanmoins deux compilations, Concentrated et Rare, Unusual or Just Bad Sond Songs, puis compose un nouveau chef-d’œuvre, Lullaby for Liquid Pig, qui regarde un autre fond de bouteille, celui de l’alcool, en enrichissant son langage musical sur les bases posées, et qui demeureront, de Geek the Girl. Des gens comme Johnny Marr ou Wendy Melvoin participent, on les discerne à peine. C’est avant tout un disque de Lisa Germano, qui sort donc d’abord sur un éphémère label de la bulle internet avant de disparaître puis de ressortir sur Young God, le label de Michael Gira, leader de Swans, dans la foulée de l’album suivant de Germano, In the Maybe World.

Tous ces disques sont d’une profondeur impossible.

Ils ont tous une portée et une radicalité, une exigence qui ne collent pas avec ce que l’on s’attend à consommer en achetant un disque, en le téléchargeant, en le streamant.

Un dernier album chez Young God, Magic Neighbor, puis un autre chez Badman, No Elephants, en 2013.

Ils sont passionnants, les rares interviews de Germano aussi. Elle travaille dans un magasin d’alimentation à Hollywood, ne tourne pas, plus.

Puis semble quitter la Californie pour rejoindre l’Indiana.

Et disparaît des radars officiels.

Elle laisse l’histoire.

Et nous voilà. Avec Geek the Girl, avec Geek la fille, “geek” qui signifie d’abord “obsédé.e”, “en boucle”, qui a une audience aussi chez un public LGBT appréciant une affirmation moins flamboyante que certains archétypes, qui fonctionne comme un sésame pour une certaine génération, qui se rappelle à notre souvenir tandis que les bandes d’un disque rêvé enregistré avec David Bowie s’apprête à sortir enfin.

Parfois – souvent – je songe à Lisa Germano et je me plais à penser qu’aujourd’hui peut-être était une bonne journée pour elle, dans l’Indiana, dans un quotidien, entourée des êtres qu’elle aime – dont pas mal de chats, elle l’a souvent dit.


Geek the Girl de Lisa Germano est sorti en 1994 chez 4AD.

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