Je reviens sur des terres connues et je croise des visages familiers. Ou presque. Ce que dit un visage qui a changé… C’est à chaque fois troublant de voir, des années après, ces détails de blanc, ces confusions de ridules placées, ici ou là. Le temps a le sens des détails, les corps changent et nos conversations aussi. Il demeure pourtant des êtres inchangés ou si peu. C’est fragile et beau, cette intemporalité. Quand je croise, à travers ses films, Alba Rohrwacher, il y a cette sensation de visage figé dans sa beauté. On ressent et on aperçoit les changements… mais persiste cette façon d’être, ce profil unique. Dans Sous le Ciel d’Alice, j’aperçois une Alba croisée chez Arnaud Desplechin ou Nicolas Saada. Elle forme à chaque fois un écart, un timbre particulier. Auprès de la réalisatrice Chloé Mazlo, elle irradie de son allure automnale, cuivrée dans un univers bistre où les peaux mates font correspondre, à l’écran, leur énergie. Ce film est une horlogerie précieuse où l’amour est peint en pointillé comme chez Paul Signac. Vu de loin, cela donne une passion immense. Autre pointilliste affolant – Isaac Brock. Le leader de Modest Mouse a pris le temps de composer. Six longues années. Il est, sans doute, parti de cette certitude qu’il lui fallait continuer de faire de la musique mais autrement. La guitare laissée de côté, l’américain s’est noyé dans un magma sonore spécifique. Claviers bon marché et rythmiques dignes d’un ordinateur Atari, Brock a imaginé un univers sonore de mauvais goût, nostalgique et mièvre. Pourtant, il ressort de The Golden Casket, ce charme remarquable, presque menaçant. La menace est qu’à chaque écoute, l’album devient de plus en plus vertigineux. Brock utilise ses angoisses à merveille et signe des compositions lumineuses et perverses. La symbolique de cet arc en ciel qui se transforme en fuite d’hydrocarbure résume parfaitement la tonalité du disque. Terrible réversibilité. C’est ce qu’a appris Catherine Millot auprès de Jacques Lacan, ce don que peuvent avoir une émotion, une œuvre ou un être pour changer de pouvoir. Un peu profond ruisseau est bien ce texte d’humilité qui interroge l’autre rive. Millot a dansé dans les flammes avec la grande faucheuse. Sa force analytique, Millot la soupèse dans chaque phrase. Son expérience de la maladie me fait penser parfois aux réflexions abruptes d’un Roberto Bolaño qui ne cessait de ricaner ou d’employer un lyrisme de forçat dès qu’il entendait les pas du destin. Et je repense au visage de Bolaño, figé dans l’éternité. Quelle beauté.
Les Visages – Alba Rohrwacher, Modest Mouse, Catherine Millot
Collage sauvage et de mauvaise foi de l’actualité culturelle de la semaine